Colombie : Les sans-dents et le général

Et à ce stade, nous devons revenir à Galeano et à son poème sur ceux qui « n’ont pas de nom mais un numéro.  Qui ne figurent pas dans l’histoire universelle mais dans les faits divers de la presse locale. Les rien qui ne valent pas la balle qui les tue. »

Cette ignominie connue sous le nom de “faux positifs” ne semble pas avoir été l’effet d’ un ordre officiel, une réalisation et une conséquence d’une politique comme celle de la fameuse “sécurité démocratique”, mais, selon la vision d’un général à la retraite, le fait de quelques troufions ignorants et miséreux, des strates 1 et 1 la population, qui ne savaient même pas se servir de couverts, mais savaient bien tirer et tuer. Un premier exemple nous permettra de nous pencher sur cette façon dégradante de désigner les gens en fonction de leur statut social. Et aussi pour structurer, par la ségrégation, une sorte de système de castes.

Chaussures de victimes d’exécutions extrajudiciaires, suspendues à des câbles dans le quartier Saint-Domingue de Medellín. Photo Pablo Tosco/Oxfam Intermón

Il y a des années, les processus de civilisation, nécessaires et produits des progrès de la connaissance, ont promu le bon usage des couverts, de l’hygiène, des manières de vivre ensemble en ville. La civilité, qui n’est rien d’autre qu’une relation amicale avec l’environnement, et dans ce cas, avec la ville, a également été utilisée, d’un point de vue moraliste, pour la signalisation. Et, en ce sens, chez les gens de la haute, qui utilisaient dans les salles à manger non seulement les aliments les plus exquis mais savaient aussi comment les manger et avec quels instruments, c’est devenu une façon de dire qu’eux, les privilégiés, étaient supérieurs. Les inférieurs sont ceux qui ne savent même pas ce qu’est une fourchette.

En Colombie, par exemple, et plus que dans l’ensemble du pays, dans certaines villes, les élites ont géré non seulement le pouvoir économique et politique, mais aussi celui des idées, des mentalités et d’autres sujets. Par exemple, le soi-disant “bon ton”, les questions de distinction et de chic, d’étiquette et autres glamourosités, étaient pour les élus, pour les fortunés. Les Indiens, les Noirs, les pauvres métis, les ñapangos, les café au lait et autres mélanges, ne sachant ni s’habiller ni manger ni manipuler les fourchettes et les cuillères à dessert (quel dessert ou quelle crème, mec), n’étaient que des gueux. C’est ainsi qu’une échelle sociale discriminatoire a été conçue.

Un esprit de ségrégation sociale dominait le pays. À Medellín, par exemple, les regards de mépris envers ceux qui n’avaient pas la peau blanche (il y avait un blanchiment de ceux de la “high”, prononcé “jai”, non seulement pour faire savoir qu’ils n’avaient pas une goutte sang ni maure ni juif, ni de noirs ni d’indiens, mais qu’ils descendaient de nobles européens. Ils avaient de l’or pour acheter des titres), ont conduit à un moment donné au fait que le compositeur et chanteur portoricain Rafael Hernandez, compositeur du Lamento borincano, ne pouvait pas se produire dans un théâtre. Le pire, c’est que cette expression honteuse de l’apartheid créole n’a pas encore complètement disparu.

Depuis les années 1990, les villes de Colombie ont adopté la mesure de stratification sociale de un à six. Au sens strict, il s’agissait de classer les maisons, les matériaux, la rue où elles avaient été construites, la façade. L’échelle a ensuite servi pour qualifier les habitants. Personne n’est de la première ou de la sixième strate. On peut être pauvre ou riche, mais pas un être déterminé par la stratification urbaine. Et puis les sans-abri, les exclus, sont devenus non seulement des misérables, mais aussi des ignorants, des inadaptés ou, comme le dit Eduardo Galeano, les « nadies », les « personne ».

Ces “personne” sont ceux que, dans les terrifiants “faux positifs”, on faisait passer pour des guérilleros. C’est un chapitre effrayant de l’histoire de la Colombie. 5 000, 10 000 ? Même s’il y a eu moins de personnes tuées, la quantité était déjà une effrayante infamie. Eh bien : le général à la retraite Mario Montoya, dans sa première déposition devant la Juridiction spéciale pour la paix (JEP), a souligné que les soldats qui servaient dans l’armée étaient de la première et de la deuxième strate, et que « ces garçons ne savaient même pas comment se servir de couverts ou comment aller aux toilettes » (El Espectador 13-02-2020). Il a dit qu’ils étaient ignorants et ne faisaient pas la distinction entre « résultats » et « pertes au combat ». Et, par conséquent, selon l’ancien commandant de l’armée, c’est pour cela qu’ils ont commis les actes commis pour les « faux positifs ».

Les déclarations du général à la retraite sont un affront aux victimes, une atteinte à la mémoire et aux proches des personnes tuées. Une façon nonchalante d’insulter ceux qui vivent dans les lieux de la première et de la deuxième strate. En d’autres termes, un nouveau crime (ou comme aurait dit Fouché : pire qu’un crime, c’est une faute !) contre les milliers de garçons recrutés, tués et présentés de manière illégitime comme « morts au combat ».

Les pauvres – qui sont la « chair à canon »,  ceux qui font leur service militaire – sont donc la cause de la barbarie. C’est ce que semble penser le général à la retraite. Le fait qu’ils ne sachent pas manier une fourchette ou qu’ils vivent dans un quartier populaire fait d’eux des assassins sans âme. Et à ce stade, nous devons revenir à Galeano et à son poème sur ceux qui « n’ont pas de nom mais un numéro.  Qui ne figurent pas dans l’histoire universelle mais dans les faits divers de la presse locale. Les rien qui ne valent pas la balle qui les tue. »

Les pauvres et l’argent ou La loterie d’État, par Vincent Van Gogh, 1882

Reinaldo Spitaletta

Original: Colombia: Los nadie y el general

Traduit par Fausto Giudice Фаусто Джудиче فاوستو جيوديشي

Source: Tlaxcala, le18 février 2020