Colombie : Centenaire de la « grève des demoiselles »

Betsabé Espinal, pionnière de la lutte des femmes pour les droits du travail : un événement peu connu dans l’histoire de la Colombie

Le modèle entrepreneurial dit antioquien [de la province d’Antioquia, capitale Medellín, NdT] s’était déjà établi dès l’aube du XXème siècle. Complexe, il reposait sur alliance du patronat avec l’Église catholique., Les élites exerçaient une surveillance et un contrôle stricts sur les travailleurs avec des mécanismes divers qui allaient de la catéchèse, des patronages, des messes dans les champs… à la conservation de la vertu (consistant en l’obéissance). Il y avait des diètes et des censures. Le catholicisme – avec l’approbation des nouveaux industriels de Medellín – avait décrété ce qu’un travailleur pouvait lire, voir ou penser, à une époque où le cinéma était déjà une option où, malgré tout, tout le monde était égal devant le spectacle.

Les travailleuses de Bello en grève. Benjamín de la Calle. Bibliothèque publique pilote de Medellín
Betsabé Espinal (1896-1932), pionnière de la lutte des femmes pour les droits des travailleur·ses

Les nouvelles usines textiles (la première à s’être établie dans la vallée d’Aburrá était la Fábrica de Tejidos de Bello, appelée à l’origine Compañía Antioqueña de Tejidos) étaient principalement alimentées par la main-d’œuvre féminine. Il y avait certaines conditions, comme le fait que les travailleuses ne pouvaient pas être mariées, et encore moins mères célibataires. Entre autres objectifs de la domestication, les employeurs veillaient à la préservation de leur virginité.

Photo de Gabriel Carvajal. 1940

Au début du XXe siècle, alors que le modèle était déjà en place, un événement extraordinaire a eu lieu qui a révélé non seulement une série d’abus patronaux, mais aussi l’énorme capacité de lutte des demoiselles travailleuses. Dans la Fábrica de Tejidos de Bello (fondée en 1902 et où la production a commencé deux ans plus tard), 400 filles se sont mises en grève, un terme qui faisait ses débuts dans le pays. En 1919, en raison d’autres soulèvements ouvriers en Colombie, le droit de grève a été instauré sous le gouvernement de Marco Fidel Suárez (loi 78 de 1919). Il convient de noter que, cette année-là, le massacre des tailleurs a eu lieu sur la Plaza de Bolívar.

Usine textile de Bello

Quatre cents ouvrières (l’usine comptait également une centaine d’ouvriers) se sont soulevées contre la tyrannie de l’entrepreneur Emilio Restrepo Callejas, dit Paila, dont Carlos Eugenio Restrepo [avocat et journaliste, président de la République de 1910 à 1914, NdT] s’était déjà plaint des années auparavant, en raison de son arrogance et de son autoritarisme. Et pas seulement contre le gérant-administrateur, mais contre plusieurs contremaîtres, qui les faisaient chanter et les harcelaient. Dans le cahier de doléances qu’elles ont présenté, les filles (certaines y sont entrées quand elles étaient enfants, parfois pour gagner de l’argent pour leur robe de première communion) ont également demandé qu’on leur permette de travailler en gardant leurs chaussures.

On travaillait alors de l’aube au crépuscule, dans une longue journée où, selon le régime interne, les travailleur·ses étaient condamné·es à des amendes pour diverses raisons, dont le fait d’arriver en retard. Il y avait une discrimination salariale. Les demoiselles gagnaient moins que les ouvriers. Dans leur « mémoire » (à l’époque, on ne parlait pas encore de liste de revendications), elles avaient inclus une réduction de la journée de travail et une augmentation de salaire. Durant la grève et ses préliminaires, la jeune habitante de Bello de 24 ans Bestabé Espinal, émergea comme une sorte de Jeanne d’Arc (plusieurs chroniqueurs de l’époque l’appelèrent ainsi).

Le 12 février 1920, la première grève a éclaté en Colombie. Elle était dirigée par une « petite négresse futée » qui « n’avalait rien », comme diraient les journalistes, qui ont couvert l’événement singulier par dizaines. El Luchador, El Espectador, El Correo Liberal et d’autres journaux ont rendu compte de la fière bataille des ouvrières menées par la vaillante Betsabé et celles dont on se souvient également : Trina Tamayo, Adelina González, Teresa Piedrahíta, Matilde Montoya, Rosalina Araque, Carmen Agudelo et Rosalina Araque…

Accueil des travailleuses en grève à Medellín. Rafael Mesa. Bibliothèque publique pilote de Medellín

« Betsabé était dans ces moments suprêmes la femme faite justice qui émergeait de l’horrible antre de toutes les injustices », écrivait le journaliste Tintorero, du journal El Luchador [Le Lutteur]. Les edonzelles en rébellion » sont devenues le paradigme de la lutte pour les revendications des travailleur·ses. Il ne s’agissait pas d’un conflit de genre, mais d’une démonstration combative qui a brisé les contrôles du modèle entrepreneurial et a mis à nu son caractère d’exploiteur. Dans la vallée d’Aburrá, le pourcentage de femmes travaillant dans les usines était de 80% en 1920.

La grève a duré 21 jours et a bénéficié de la solidarité de la presse, des travailleurs, d’une partie de l’Église et du peuple en général. Les femmes ont gagné la bataille, qui est devenue un point de repère historique. Betsabé et ses camarades ont réussi à réduire la journée de travail à dix heures, à avoir le temps de déjeuner et de boire, à faire augmenter les salaires de 40 % et à pouvoir travailler en gardant leurs chaussures ; elles ont brisé le système répressif des amendes et, surtout, elles ont obtenu le licenciement des harceleurs Jesús Monsalve, Teodulo Velásquez et Manuel J. Velásquez, qui, par leurs manœuvres, avaient « jeté plusieurs des travailleuses dans les effrayants abîmes de la prostitution ».

Après la grève, Betsabé Espinal est entrée dans une sorte de limbes. On n’a su rien ou presque de ses activités après avoir dirigé un mouvement exceptionnel. Elle est morte en 1932, à Medellín, devant sa maison près du cimetière de San Lorenzo, électrocutée par des « fils de lumière ». Elle avait déjà gagné la lumière de l’histoire.

Reinaldo Spitaletta

Original: Colombia: Centenario de la huelga de señoritas

Traduit par Fausto Giudice Фаусто Джудиче فاوستو جيوديشي

Souce:  Tlaxcala, le 12 février 2020