Une Amérique folle : qui commande qui ?
Interview de Fausto Giudice

Nous sommes dans une guerre asymétrique, de l’Empire déclinant contre le ou les empires émergents. Le premier utilise l’arme du « chaos créatif », les seconds sont plus astucieux, essayant de maintenir la stabilité et le calme avec des moyens despotiques. Les peuples doivent trouver leur propre voie et ne compter que sur leurs propres forces.

Hijo y nieto de emigrantes y refugiados, Fausto Giudice, nacido en Italia (1949), se crió en Túnez, donde regresó a vivir después de haber pasado 45 años en Europa. Es escritor, traductor, editor, cofundador y coordinador de la red de traductores para la diversidad lingüística, Tlaxcala. Y hoy Mysterion acoge la entrevista que le dió.Fils et petit-fils d’émigrés et de réfugiés, Fausto Giudice, né en Italie (1949), a grandi en Tunisie, où il est revenu vivre après 45 années passées en Europe. Il est écrivain, traducteur, éditeur, cofondateur et coordonnateur du Réseau de traducteurs pour la diversité linguistique, Tlaxcala. Et aujourd’hui, Mysterion accueille l’interview qu’il nous a donnée.

Dans ce rapide préambule, je veux faire une petite remarque sur de très graves événements qui ont envenimé la crise au Moyen-Orient, qui ont ensuite aggravé les déjà détestables relations entre Iran et USA, et qui caractérisent malheureusement ce début 2020. Nous pourrions être au commencement d’une nouvelle guerre, et l’intention de cet article est justement d’essayer d’éclairer la situation dans les milieux du pouvoir US, et de tenter de comprendre les pensées qui dominent les esprits de ceux qui commandent là-bas. La situation est si complexe et les informations si pauvres et contradictoires que je renonce à ajouter d’autres remarques à ce préambule, sauf une réflexion sur la reconnaissance de ses responsabilités par le gouvernement de Téhéran dans le crash du Boeing 737 à destination de Kiev, qui, selon les sources officielles, a provoqué la mort de 176 personnes. Je rappelle à tous que, le 17 juillet 2014, en pleine crise ukrainienne, s’est écrasé à Donetsk l’appareil MH17 de la Malaysian Airlines, en provenance d’Amsterdam et à destination de Kuala Lumpur (l’aéroport le plus important de Malaisie, situé dans le district de Sepang), et qui s’est écrasé dans des circonstances peu claires. Les causes de cet accident sont encore environnées de mystère. Comme le doute s’impose dans toute affaire inconnue, il est évident que les déclarations officielles iraniennes pourraient cacher quelque chose. Et si, dans les deux affaires, on trouvait la petite patte de l’Oncle Sem ?- Enrico Sanna

Après l’annonce par l’administration Trump, en 2018, d’un retrait de l’accord sur le nucléaire, signé en 2015 par les pays du groupe 5+1 (les cinq membres permanents du Conseil de Sécurité des Nations Unies – Chine, USA, France, RU, Russie – plus l’Allemagne), les rapports avec l’Iran semblent s’être de plus en plus dégradés jusqu’à déboucher sur l’escalade croissante de 2019 et l’assassinat (présumé selon certains) de Soleimani. Comment appréciez-vous ce qui se passe au Moyen-Orient ?

Je le vois comme un grand jeu de poker menteur autour du bras de fer entre grandes et moyennes puissances pour la domination de la zone qui va de la Libye à l’Inde. Nous avons ce qu’on a appelé une guerre de quatrième génération, où la parole, l’image, l’information sont des armes de destruction massive. On utilise de véritables missiles et drones comme on utilise WhatsApp et Twitter. Comme l’a écrit Philip Snowden : «  la première victime de la guerre, c’est la vérité ». Maintenant, les faits : Soleimani n’était pas un saint, c’est une évidence, mais il a été victime d’un acte de guerre caractérisé, non seulement illégitime, mais aussi illégal. En bref, Trump a tenté de dépasser un de ses modèles, Kim Jong-un, en mettant en scène un coup apocalyptique. Les Iraniens, peuple de très ancienne civilisation (une histoire quinze fois plus longue que celle des USA), ont gardé un calme olympien, objectivement exemplaire. La destruction du Boeing ukrainien a été une erreur due au facteur humain dans une situation de stress extrême en temps de guerre. Les Iraniens ont très vite reconnu publiquement cette erreur, présenté des excuses et invité des experts des divers pays concernés à venir participer aux enquêtes, contrairement, par exemple, à Bush père qui, après la destruction du vol 655 d’Iran Air en 1988, déclara tranquillement : « Les Etats-Unis d’Amérique ne présenteront jamais d’excuses. Jamais. Les faits ne m’intéressent pas. »  Heureusement pour les Iraniens, il n’y avait aucun passager usaméricain à bord, aussi cet incident pourra difficilement servir de prétexte à Trump pour porter d’autres coups.

« Si c’est de la folie, il y a de la méthode en elle », comme dit Polonius dans Hamlet. La démence apparente de Trump n’est qu’un reflet de l’exaspération du complexe militaro-industrialo-bancaire face à la perte de pouvoir des USA. Lentement mais sûrement, la superpuissance a commencé à décliner à partir de sa défaite au Vietnam. Depuis 2008, il y a eu une accélération dans la descente. Le monde est en cours de dédollarisation. Et, comme disait Mao, « un tigre blessé à mort est encore plus dangereux ».

Quelle est l’influence d’Israël dans la politique étrangère des USA, et quel rôle jouent des associations comme l’AIPAC (American Israel Public Affairs Committee, la FDD (Foundation for Defense of Democraties) et en général toutes les organisations pro-israeliennes présentes aux USA ?

David Ochs, le fondateur de Halev, dit dans une vidéo d’Al Jazeera sur le travail de lobbying sioniste aux USA (jamais diffusée du fait des pressions) que, dans ce lobbying, « we don’t ask a goddamn thing about the fucking Palestinians. You know why ? ‘Cause it’s a tiny issue. It’s a small, insignificant issue. The big issue is Iran. We want everything focused on Iran ! » (« Nous ne demandons pas le moindre fichu service en ce qui concerne les foutus Palestiniens. Vous savez pourquoi ? Parce que c’est un problème minuscule. C’est un petit problème, insignifiant. Le gros problème, c’est l’Iran. Nous voulons que tout se centre sur l’Iran ».) Israel et ses agents jouent un rôle de premier plan à tous les niveaux, du Congrès à Internet. Le même Ochs dit que les membres du Congrès ne bougent jamais spontanément, il faut les pousser, et, pour cela, l’argent est le meilleur instrument. Pour Internet, il faut penser qu’aujourd’hui, à New York, il y a 400 « ex »-agents formés par l’Unité 8200 de guerre et renseignement électronique de l’armée israélienne, qui sont installés avec leurs start-up, offrant leurs services à quiconque paie. Il y a des années que les dirigeants israéliens essaient de pousser les USA à faire la guerre contre l’Iran. S’ils n’y sont pas encore arrivés, c’est parce que les généraux du Pentagone étaient opposés à une guerre contre l’Iran, échaudés qu’ils étaient par les marécages irakien et afghan, et, en Syrie, ils se sont engagés directement de façon relativement limitée, laissant faire les divers « harkis », et bombardant un peu. On peut faire une comparaison avec la répugnance des généraux brésiliens et colombiens à entrer en guerre contre le Venezuela, conscients du risque d’affronter une force civico-militaire déterminée et massive (de toute façon, les généraux s’occupent davantage de faire des affaires que la guerre). Pour revenir à la question, la Maison Blanche est pleine à craquer de gens qui ont la double nationalité (Israël-USA), pour ne pas parler de la famille même d’Oncle Donald, avec Jared Kushner. Bref, c’est la vieille histoire du chien et de la queue : qui agite quoi ?

Certains soutiennent que les élites américaines sont profondément divisées en factions : l’Etat profond qui pousse à la guerre, contre Trump qui ne veut pas la guerre ; d’autres voient le tableau de la politique US de façon complètement opposée. Comment voyez-vous la situation sur ce point ?

Pour la classe politique usaméricaine, la politique et la guerre sont des business : si je fais cela, combien je gagne ? combien je perds ? Souvenons-nous que James Baker, le Secrétaire d’Etat de Bush père, a personnellement gagné 16 millions de dollars pendant ce qu’on appelle la première guerre du Golfe. Souvenons-nous de Dick Cheney et la société Halliburton, à laquelle on fit cadeau des gisements de pétrole irakiens, mais qui fut aussi chargée de faire construire les cages de Guantanamo (par des ouvriers philippins), ce qui assura certainement des commissions à quelques hauts responsablesEt cela ne vaut pas que pour les hommes politiques (élus), mais aussi pour les fonctionnaires, civils ou militaires. Les chefs de département de la CIA doivent faire du business pour financer leurs « opérations spéciales » pour lesquelles le budget alloué ne suffit pas. Ils ont refait en Afghanistan ce qu’ils avaient fait en Indochine dans les années 60, quand la CIA créa même une compagnie aérienne, Air America, pour transporter l’opium du Laos, pour ensuite le transformer en héroïne, utilisée dans la guerre domestique contre les rebelles des ghettos noirs. En 2001, sous les talibans, la production d’opium était tombée à 150 tonnes. En 2017, elle était montée à 9000 tonnes, et elle devait dépasser cette année-là les 10 000 tonnes, soit 1000 tonnes d’héroïne ; les 2000 dollars gagnés par le producteur d’opium afghan pour 10 kilos donneront un gain de 40 000 dollars pour ceux qui transforment ces kilos en un kilo d’héroïne et le vendent en Occident ou ailleurs. Donc, 1000 tonnes rapportent 40 milliards d’euros. En comptant généreusement 30% de frais, il reste environ 25 milliards. 10% de commissions et de bakchichs tout le long de la chaîne font 2,5 milliards d’euros : imaginons le nombre d’hommes politiques et de fonctionnaires qu’on peut acheter.

Donc, pour répondre à ta question, je ne suis pas dans les secrets de Washington, mais je crois qu’avec une bonne culture cinématographique sur les mafias et un peu d’imagination, tu peux répondre toi-même à la question : ce n’est qu’une question de différences d’appréciation sur les meilleurs moyens de faire du business, sous les divers vernis, politiques bipartisaneries, idéologies proclamées, etc.

Qui finance Donald Trump, et quelle vision avez-vous du rôle des USA ?

Pour sa première campagne électorale, il avait recueilli environ 500 millions de dollars, en mettant de sa poche 8000 dollars. Les contributions allaient de 10 à des centaines de milliers de dollars. Cet homme a battu tous les records d’impunité : pendant sa carrière de businessman, il a échappé à au moins 3 500 inculpations et procès. Ce clown incarne toutes les contradictions de l’Empire en déclin, dont la principale est celle entre protectionnisme (renfermons-nous sur nous-mêmes) et expansionnisme (suivons notre destin manifeste de contrôle du monde). Mais, à vouloir tout contrôler, on perd le contrôle. C’est ce qui est en train d’arriver : les vassaux, les laquais, les soi-disant alliés le lâchent l’un après l’autre, des Philippines au Maroc, en passant par la Turquie et peut-être (sait-on jamais) jusqu’aux Saoud.

Quel rôle jouent en ce moment les compagnies pétrolières et les banques d’affaires ?

En 2006, les USA importaient 60% du pétrole qu’ils consommaient. Cette année, ils exporteront leur propre pétrole. Mais ils continuent à être dépendants du pétrole, en premier lieu, saoudien (ils en ont importé un million de barils par jour en 2019). Après l’abandon de la parité dollar/or et la guerre de 1973, les USA ont mis sur pied un système diabolique : ils achet(ai)ent et ils pay(ai)ent avec du papier imprimé en guise de monnaie ou de bons du Trésor, qui ne valent que le prix du papier et de l’encre. Et, avec ce papier, les pays pétroliers, à commencer par les pétro-monarchies, Arabie Saoudite en tête, achetaient des armes usaméricaines. La principale raison de l’invasion de l’Irak en 2003, c’est que Saddam, sur le conseil d’un polytechnicien français, avait décidé de vendre le pétrole irakien en euros. La raison réelle de l’assassinat de Qassem Soleimani à Bagdad, c’est que le Premier Ministre irakien – qui a donné sa démission – venait de conclure un accord avec la Chine pour la reconstruction de l’Irak, avant tout de son réseau électrique, après que les USA avaient demandé 50% des revenus pétroliers du pays pour le faire. A son retour de Chine, Abdul-Mahdi a reçu des coups de téléphone de Trump, qui l’a menacé de mort (lire ici).

Sommes-nous déjà dans un scénario de guerre qui pourrait devenir planétaire, ou bien les USA n’ont-ils pas l’intention de faire la guerre à l’Iran, à la Russie, à la Chine ?

Comme je le disais au début, nous sommes déjà dans une guerre, qu’on appelle guerre de quatrième génération (Fourth Generation Warfare-4GW), dont l’épine dorsale est la guerre psychologique. Maintenant, Trump a engagé un garçon pour traduire ses tweets en persan, les Iraniens, les Chinois et les Russes, comme les Vénézuéliens, communiquent en anglais. Maintenant, ce sont les paroles qui tuent : un simple tweet peut faire descendre dans la rue des milliers de personnes persuadées qu’elles manifestent pour quelque chose de grand et de beau, mais qui sont en fait utilisées pour d’autres fins rien moins que sympathiques. Il y a quelques années, Jean-Luc Mélenchon avait posé une question à Federica Mogherini, voulant savoir si on utilisait en Europe de l’essence en provenance des gisements de pétrole contrôlés par Daech. Cette dame a mis quatre mois à lui répondre, disant finalement qu’on ne pouvait pas savoir, que l’affaire était compliquée, et bla-bla-bla. Conclusion de Mélenchon : donc les voitures, en Europe, circulent avec de l’essence de Daech. Et il suffisait de regarder les images, transmises par les satellites russes, de la file de 500 camions venant d’Irak, en train de charger le carburant sur les bateaux en attente dans le port turc d’Iskenderun pour partager ses conclusions.

Nous sommes dans une guerre asymétrique, de l’Empire déclinant contre le ou les empires émergents. Le premier utilise l’arme du « chaos créatif », les seconds sont plus astucieux, essayant de maintenir la stabilité et le calme avec des moyens despotiques. Les peuples doivent trouver leur propre voie et ne compter que sur leurs propres forces.

Enrico Sanna

Original: Original: Pazza America: chi comanda chi?
Intervista a Fausto Giudice

Traduit par Rosa Llorens Ρόζα Λιώρενς

Traductions disponibles: Español

Source: Tlaxcala, le 26 janvier 2020