« L’idée des gouvernements d’experts est de gagner du temps pour stabiliser la situation, fatiguer le peuple, le convaincre qu’il n’est pas préparé pour réellement définir lui-même ce qu’il faut faire»

Ce qu’il faut obtenir c’est, par la pression de la lutte, qu’un référendum soit convoqué pour que le peuple puisse dire s’il veut l’ouverture d’un processus constituant.

Fin août dernier (ndlr : 2019), Éric Toussaint, porte parole international du Comité pour l’abolition des dettes illégitimes (CADTM, cadtm.org), a répondu à nos questions concernant les expériences de processus constituant qui se sont déroulés dans le monde ces dernières années. Ces expériences, dans le cadre de grands mouvements populaires, sans atteindre les objectifs que nous nous fixons en termes de changement de société, fournissent des leçons importantes pour notre mouvement.

Port Leucate, le mardi 27 août 2019, Université du NPA

Peux-tu raconter l’expérience de la Constituante en Équateur ?

Se battre pour la convocation d’un processus constituant réellement démocratique, souverain et populaire est absolument fondamental dans les circonstances comme celles de la lutte qu’on voit en Algérie aujourd’hui. C’est intéressant de se référer, pas nécessairement pour répéter ou copier, mais pour réfléchir, à d’autres expériences.

En Équateur, en 2007, un nouveau président venait d’être élu qui s’était engagé sur quatre points fondamentaux : convoquer un véritable processus constituant, remettre en cause le paiement de la dette illégitime, ne pas signer un accord commercial avec les États-Unis et mettre fin à une base militaire qu’avaient les États-Unis sur le territoire.

La situation est différente en Algérie puisqu’il y a très peu de probabilité qu’on ait un président qui veuille convoquer ce processus. Ça va être une pression d’en bas et vous jouez un rôle comme Pst et d’autres forces sociales pour que l’article 7 et 8 de la Constitution algérienne soient mis en œuvre, à savoir que le peuple exerce pleinement sa souveraineté et se dote d’un processus constituant pour ensuite élaborer le système politique, c’est-à-dire refonder le système politique et toute une série d’institutions et fixer un cadre légal pour le changement fondamental que le peuple souhaite voir se réaliser. On a donc deux cas de figures différentes.

Ce qui est très intéressant en Équateur, c’est qu’il y a d’abord eu un référendum pour savoir si le peuple voulait un véritable processus constituant. Le référendum a consisté à poser la question « voulez-vous que soit convoqué, au suffrage universel, l’élection de députés à une assemblée constituante, avec pour fonction de réécrire complètement la Constitution ? ». Tous les partis dominants, les médias, les instituts de sondage donnaient le refus de la convocation d’un processus constituant à 85 % et, le jour du vote, ça a été exactement le contraire, avec 82 % de votes favorables au processus constituant. Immédiatement après, a été convoquée une élection au suffrage universel où toutes les organisations voulant présenter des députés ont pu en présenter et il y a donc eu des courants politiques tout à fait différentes qui se sont présentées à l’assemblée constituante.

L’assemblée constituante s’est mise en place et le cadre que se sont fixé les députés est de se donner huit mois pendant lesquels ils allaient être à l’écoute des différentes composantes du peuple équatorien. Pour éviter la répétition d’un cadre traditionnel, ils ont créé de toutes pièces un bâtiment avec une salle pour une plénière et plein de salles annexe de manière à ce que les députés restent largement le plus clair de leur temps in situ avec pour fonction d’écouter les cahiers de doléances des différents secteurs populaires, les propositions. Ils étaient répartis en commissions thématiques et il passait des centaines d’heures à écouter des délégations de villageois de communautés rurales de deux quartiers populaires, des organisations syndicales des coordinations de femmes et des enseignants, etc. Ensuite, sur leurs thématiques, il commençait à travailler pour analyser ce qu’il y avait dans l’ancienne Constitution et comment la modifier.

Je faisais partie d’une commission d’audit de la dette équatorienne avec mes camarades qui étaient issus tous des mouvements populaires de l’Équateur. Il y a une grande population indienne en Équateur, c’est la majorité de la population, il y a un mouvement féministe important aussi. On a été invité par la commission thématique sur les finances pour présenter les résultats de nos réflexions sur comment éviter par exemple que dans le futur l’État accumule des dettes illégitimes pour des objectifs contraires aux intérêts de la population et ainsi, dans la constitution équatorienne, on a intégré des éléments comme l’interdiction faite à l’État de socialiser les pertes du secteur privé, l’interdiction faite à l’État de sauver des banquiers ou des grands entreprises qui entrent en faillite à cause de leur mauvaise gestion et de leurs abus et de les sauver avec de l’argent public augmentant la dette publique. C’était inscrit dans la Constitution équatorienne et les députéEs de l’assemblée constituante se sont prononcés sur le contenu d’une nouvelle constitution et ce projet majoritaire a été soumis de nouveau à un référendum au suffrage universel avec la question : « approuvez-vous ce nouveau projet de Constitution tel qu’il a été élaboré par une majorité de députés de la constituante ».

Voilà une expérience qui mérite d’être connue qui a été vécue par le peuple équatorien comme quelque chose de très important.

Il faut savoir que le peuple équatorien en dix ans s’était débarrassé de quatre présidents successivement, par de grandes rébellions contre des présidents corrompus, néolibéraux appuyant les grandes puissances étrangères. Le peuple est un peuple conscient et mobilisé.


Comment sont élus les déléguées ?

Dans les réflexions sur la constituante, une question est de savoir sur quelle base ont été élus les députéEs et députés à la constituante : par circonscription géographique simplement, ou est ce qu’on prévoit des catégories de la population soient représentées de toute manière et que donc que les travailleurs de tels secteurs élisent des députés par exemple.

On peut imaginer deux chambres par exemple, une représentant les professions, l’autre au suffrage universel, et il faut voir alors dans quelle proportion et comment, s’il s’agit d’élire des délégués de la pétrochimie, ou du secteur de la santé, l’éducation, du monde rural, selon quelles modalités. Il faut que ce soit réellement démocratique mais ce qui me paraît vraiment fondamental c’est l’obligation d’avoir un processus totalement ouvert sur le peuple qui se mobilise, éviter d’avoir une assemblée constituante où les élus font appel à des experts étrangers constitutionnalistes, américains, français ou algériens et que le peuple se fasse imposer des modalités par des experts.

Ce n’est pas le droit constitutionnel qui compte, il faut que la constitution effectivement respecte peut-être certaines normes juridiques mais c’est le fond qui compte et le fond c’est que par exemple les gens ne veulent plus vivre dans un régime auquel ils se confrontent, que les différents secteurs du peuple réfléchissent sur comment l’éviter et donc de quelle structure se doter.

Par exemple, une chose qui est fondamentale dans la constitution équatorienne, c’est la révocabilité de tous les mandats, y compris un gouverneur de province, l’équivalent des wilayas. Si 20 % des électeurs qui ont élu tel mandataire signent une pétition exigeant la convocation d’un référendum révocatoire, alors les autorités sont obligées de convoquer un référendum révocatoire et si le mandataire n’obtient pas la majorité il est révoqué et on procède à une nouvelle élection. C’est quelque chose d’extrêmement important parce que tous les mandataires savent que s’ils ne respectent pas les engagements qu’ils ont pris afin de gagner les voix des électeurs et des électrices, ils sont susceptibles d’être révoqués, ce qui est un puissant mécanisme pour qu’ils ne fassent que des promesses qu’ils se sentent sincèrement capables de tenir et que pendant leur mandat ils fassent le maximum pour réaliser les engagements qu’ils ont pris par rapport à leurs électeurs.


Quel bilan tirer de l’expérience tunisienne, où la Constituante n’a pas réellement changé la situation des masses populaires ?

Mon impression est que l’expérience tunisienne était canalisée, calibrée pour éviter un élément fondamental, que les membres de la Constituante doivent absolument être dans un contact profond avec le reste de la société pendant le processus constituant, que le peuple comme élément fondamental de la souveraineté – comme le prévoit la constitution algérienne d’ailleurs – discute en permanence, que toute une série de réunions de la constituante soit télévisées, dans les cafés, dans les foyers, qu’on puisse regarder ça et se sentir concerné et voir qu’on sort du blabla habituel, des grands discours, des grandes considérations rhétorique qui ne correspondent pas réellement aux conditions de vie de la population.

Il faut un processus à chaud à chaud, dans le sens d’une dialectique permanente de va et vient entre la société à la base, le peuple à la base et les élus dont le peuple s’est doté pour leur dire : proposez-nous un projet de constitution, avec par exemple à mi-parcours de l’élaboration un premier projet relancé vers la société, avec des débats dans tous les secteurs. L’obligation de l’assemblée constituante de renvoyer vers le reste de la société les résultats préliminaires des travaux pour un débat et faire remonter les réactions débattues dans les quartiers, Dans toutes sortes d’assemblées.


Au fond c’est une forme démocratie directe qui doit l’accompagner ?

Absolument, une forme de démocratie directe et participative au plein sens du terme. Ce n’est pas simplement être vaguement consultés et informés mais intervenir avec des propositions.


On ne veut pas qu’il y ait une institution, ou quelqu’un au-dessus de l’Assemblée, pour décider à sa place.

Ce qu’il faut obtenir c’est, par la pression de la lutte, qu’un référendum soit convoqué pour que le peuple puisse dire s’il veut l’ouverture d’un processus constituant. À partir du moment où le processus constituant est ouvert, avec les députés de la constituante, c’est elle qui exerce pendant un temps le mandat. Si on a la dynamique justement d’une constituante qui est vraiment appuyée par la population, elle peut constituer le corps légitime de d’émanation du peuple pour un gouvernement provisoire.

Il faut éviter qu’un gouvernement d’experts, de gens présentés comme intègres prenne les commandes du processus, parce que l’idée des gouvernements d’experts c’est de gagner du temps pour stabiliser la situation, fatiguer le peuple, le convaincre que c’est une question technique et d’experts, qu’il n’est pas préparé pour réellement définir lui-même ce qu’il faut faire et qu’il doit faire confiance à des personnes intègres et techniquement préparées à ça.

Il ne faut pas faire confiance à ce type de propositions et il est très très clair qu’une large assemblée constituante composée de délégués qui viennent réellement de la base et qui prennent le temps de réfléchir sur comment organiser le pouvoir politique, qui peuvent prendre du temps, y compris pour consulter d’autres constitutions.

Le processus en Algérie suscite un énorme enthousiasme hors d’Algérie. On se rend bien compte que le peuple est réellement mobilisé et n’est absolument pas satisfait des concessions qui ont été faites, qu’il veut aller plus loin. Vous avez une chance historique, qu’il ne faut pas laisser passer, pour réellement changer le cours de l’histoire et ce que vous arriverez à faire ce que le peuple algérien arrivera à faire peut constituer un élément de de succès pour l’ensemble des peuples du monde. Je vous souhaite un maximum d’énergie et de courage pour faire avancer ce combat un révolutionnaire dans le sens le plus populaire et le plus démocratique possible.

Propos recueillis par Kamel Aïssat

Eric Toussaint , Samir Larabi , Kamel Aïssa

Edité par María Piedad Ossaba

Kamel Aïssat, militant du Parti socialiste des travailleurs (PST), qui était présent au meeting parisien du NPA
Samir Larabi, journaliste et membre de la direction du Parti socialiste des travailleurs (PST)

Source : PST

Publié par CADTM, le 31 décembre 2019

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