Bolivie : le trou noir de l’information mondialisée

La nature du capitalisme, expliquait Marx, est vorace : si on leur donne un doigt, ils prennent d’abord le bras, puis ils vous dévorent, foulant aux pieds ces droits qu’ils prétendent vous faire respecter.

Les grands médias boliviens ont accompagné les manœuvres de Washington, qui avait le « président indien » dans le collimateur depuis 2006.

Interrogé par Rafael Correa pour RT sur le point de savoir s’il était encore possible de changer la Colombie, le président en exil Evo Morales a répondu : « Oui, mais il faut avoir les médias de son côté. » Comment lui donner tort ? Ses mandats ont changé le visage du pays, un des plus pauvres d’Amérique Latine, le faisant remonter du gouffre où il avait été jeté dans les années du néolibéralisme.

Au milieu d’obstacles et de conflits qui ont montré l’opiniâtreté du système oligarchique allié de Washington, Evo a réussi à accomplir les trois principales promesses de sa campagne électorale : l’Assemblée constituante, la renationalisation des hydrocarbures, et la réforme agraire. Toutefois, la lutte contre les latifundia médiatiques a été beaucoup plus difficile, même si elle était prévue par la nouvelle Constitution qui interdisait les concentrations monopolistiques.

Le dernier rapport de l’UNESCO, publié en 2016, indiquait que plus de 80% des moyens de communication restaient entre les mains du privé, et relevait la coexistence d’ « une minorité de médias communautaires, syndicaux, confessionnels et d’État ». Il y avait environ 60 journaux enregistrés, mais, précisait-il, ceux qui  «  peuvent être qualifiés de grands médias sont : une dizaine de journaux privés, 7 chaînes de télévision (dont une d’État) et 4 chaînes radiophoniques (l’une d’elles d’État). »

Les grands médias, relevait encore l’UNESCO, concentrent leur attention et leur couverture sur les trois villes de ce qu’on appelle « l’axe bolivien » : La Paz, Cochabamba et Santa Cruz, même si les chaînes de radio et télévision couvrent diverses zones de territoire national, surtout de l’aire urbaine. Les médias se financent essentiellement par la publicité commerciale et par celle du gouvernement, dont les ressources sont captées avant tout par les chaînes de télévision, suivies par les plus grands journaux, et par les chaînes radiophoniques. Le rapport relevait l’effort pour promouvoir l’information publique et les médias de propriété publique, en particulier par la création du réseau d’émetteurs Patria Nueva et la publication du journal Cambio [Changement], premier du genre au XXIe siècle en Bolivie.

Le chemin accompli par la Bolivie d’Evo pendant ses mandats se mesure aussi au nombre des internautes qui, en dix ans, a quadruplé, passant de 3 à 12% environ.

Le rapport fait référence à la Loi Générale de Télécommunications, Technologies de l’Information et de la Communication, et du Service Postal, selon laquelle le cadre général des communications aurait dû être modifié comme suit : 33% pour le privé, 33% pour l’État,17% pour les médias sociaux et communautaires, et 17% pour les médias indigènes.

Mais l’ arrogance de ceux qui sont habitués à posséder les principaux leviers de l’économie et à diriger les consciences à travers la possession des grands médias n’admet pas de symétrie. La nature du capitalisme, expliquait Marx, est vorace : si on leur donne un doigt, ils prennent d’abord le bras, puis ils vous dévorent, foulant aux pieds ces droits qu’ils prétendent vous faire respecter.

Les grands médias boliviens ont accompagné les manœuvres de Washington, qui avaient le « président indien » dans le collimateur depuis 2006. Il convient de rappeler le 3 juillet 2013. On était au plus fort du scandale du Datagate, déclenché par l’ex-opérateur de la CIA Edward Snowden alors en fuite vers Moscou. France, Portugal, Italie et Espagne interdirent à l’avion présidentiel de Morales, qui volait de Moscou vers La Paz, de faire escale pour se ravitailler en carburant.

Le président fut alors illégalement retenu à l’aéroport de Vienne, en Autriche, sous prétexte qu’il transporterait Snowden, alors recherché, auquel plusieurs pays d’Amérique Latine avaient offert l’asile diplomatique. Il s’ensuivit un conflit diplomatique qui ne fut résolu que grâce à la levée de boucliers de cette Amérique Latine encore en pleine « renaissance » pour une seconde indépendance.

Dans ce climat, même les grands médias occidentaux avaient été obligés de diffuser, certes avec beaucoup de précautions, la montagne de documents sur l’espionnage omniprésent mis œuvre par l’impérialisme au niveau planétaire, à l’aide des nouvelles technologies. Il convient aussi de rappeler les dénonciations concernant les attaques cybernétiques lancées par l’impérialisme contre les systèmes automatisés des États, avec la complicité des multinationales de l’informatique, qui contrôlent les brevets et possèdent les clés du système.

Il y a quelques années, on a dénoncé le piratage du système informatique du Parlement Européen. Cette année, le réseau électrique de la République bolivarienne du Venezuela a été la cible d’un sabotage qui a frappé le système de distribution de l’eau. Action criminelle aussitôt « revendiquée » et accompagnée de menaces explicites de la part des USA. C’est un autre chapitre féroce de la « guerre totale en temps de globalisation » qui tente de mettre le pays à genoux.

Une attaque cybernétique sur le système informatique du CNE bolivien a déclenché la dénonciation de fraude qui a ouvert la voie au scénario du coup d’État en Bolivie. Mais si la nouvelle d’un retard « anormal » dans le comptage des votes a été aussitôt et très largement diffusée par les médias nationaux et internationaux, dûment excités par l’Organisation des États Américains, la nouvelle qui a émergé ensuite concernant l’attaque cybernétique, partie de l’habituelle salle des commandes usaméricaine, n’a été diffusée que sur les réseaux sociaux.

Le travail journalistique du site Wikileaks a aussi mis à nu le poids des grands médias sur les scénarios politiques. Un de ses fondateurs, Julian Assange, celui qui a révélé le scandale des bulletins militaires usaméricains (le Cablegate) l’a payé très cher. Après s’être réfugié à l’ambassade de l’Équateur à Londres, à l’époque où Rafael Correa était encore président, il a été abandonné à son sort par la trahison de Lenin Moreno, et il risque de finir jeté en pâture à Trump, étant donné que Londres le juge extradable.

Son travail, ensuite continué par le site The Intercept, et surtout son histoire, ont mis en lumière une fois de plus la collusion entre appareils médiatique, politique et judiciaire dans la destruction des adversaires politiques et, en l’occurrence, des journalistes gênants. Cette collusion, entre alarmes et « anticipations » d’enquêtes judiciaires et même de verdicts non encore prononcés par les tribunaux, a pesé lourdement dans le coup d’État institutionnel contre Dilma Roussef au Brésil, puis dans la condamnation de Lula.

Ce mécanisme a aussi marqué la persécution de Cristina de Kirchner peu avant la fin de son dernier mandat présidentiel, quand on a cherché à l’impliquer dans la mort du juge Nisman qui enquêtait sur l’attentat contre la Caisse Mutuelle juive perpétré en 1994. Cette couverture médiatique a préparé et accompagné les campagnes sales contre les présidents non inféodés aux USA pour en organiser la défaite, la destitution et même l’élimination.

Comme l’a fait remarquer le président vénézuélien Nicolas Maduro, la goutte d’eau qui a fait déborder le vase du Pentagone a été le dernier discours d’Evo Morales à l’ONU, « quand il a clairement dit son fait à Donald Trump ». Son élimination physique avait déjà été décidée par les putschistes, comme préalable aux incendies, saccages et menaces directes contre la famille du président et des principaux membres du gouvernement.

Le rôle des médias – extrêmement puissants quand il s’agit d’instruments aux mains des multinationales religieuses (en Bolivie, elles sont au premier rang) – est de diaboliser et démolir la crédibilité et l’image des dirigeants gênants, créant ainsi d’épais nuages de fumée que personne ne dément ensuite, quand ils s’avèrent mensongers. Il existe dans ce but de véritables laboratoires qui diffusent des données truquées à travers des fondations et de grandes agences de l’humanitarisme, dont les rapports, rédigés à sens unique, sont considérés comme parole d’Évangile.

De grands centres d’intoxication, qui ont leurs propres bureaux de presse parfaitement équipés, servent les intérêts du complexe militaro-industriel, et investissent dans ce but des flots d’argent pour « lubrifier » les bons microphones ou claviers. Il s’agit là de véritables courroies de transmission du capital transnational, qui, sous le vernis du capitalisme philanthropique et de la défense de causes spécifiques – qui peuvent être louables – ou des « droits humains », diffusent une philosophie vouée à la conservation du monde divisé en classes et à la fragmentation des sociétés – pour empêcher la formation de mouvements unis dans le conflit par des objectifs communs.

L’humanitarisme est aujourd’hui un énorme business qu’on chiffre à environ 150 milliards de dollars par an. En Amérique Latine – continent qui a un des taux d’inégalité les plus élevés du monde – il y a environ un million d’ONG et de fondations. Les grandes multinationales de l’humanitarisme influencent, de façon directe ou indirecte, les politiques et l’opinion publique. Certaines fondations, dont les budgets dépassent ceux de nombreux pays pris ensemble, façonnent la politique nationale et internationale hors du contrôle démocratique.

On l’a vu au Brésil, pays où le nombre de ces fondations pilotées par la CIA a augmenté de façon exponentielle dans les dix dernières années. On le voit dans l’influence qu’ont certains rapports annuels (d’Amnesty International, de Human Rights Watch et autres du même genre) sur les sanctions prises par les USA contre les pays qui, comme Cuba et le Venezuela, ne se prosternent pas devant leurs volontés. On le voit aussi dans la situation actuelle dans les divers pays d’Amérique Latine.

Comme aux temps de l’Union Soviétique, la rhétorique des « droits humains », amplifiée par les grands médias, est à sens unique : elle ne lance ses traits que contre les pays qui n’évoluent pas dans l’orbite de Washington, tandis qu’elle regarde ailleurs quand répressions et tortures sont perpétrées dans des pays comme le Chili, la Colombie, le Honduras, ou quand s’accomplissent des coups d’État, classiques ou d’un type nouveau. On a vu l’influence néfaste de ces laboratoires de guerre, édifiés dans les centres du pouvoir médiatique, financier et militaire, dans la préparation de la guerre en Libye et l’assassinat de Kadhafi, de même que dans la guerre en Syrie, au moyen de la diffusion sur le web de faux massacres perpétrés par le gouvernement, mis en scène comme dans un studio hollywoodien.

Le développement de nouvelles technologies est par ailleurs une arme à double tranchant, qui permet aussi bien à ceux qui n’ont pas de moyens, de contester l’information dominante simplement avec un smartphone, que de piloter de fausses « révolutions », auxquelles on donne l’air d’être spontanées et parties « d’en bas » ; ou alors de construire les personnages médiatiques du moment, comme Greta, aussi sponsorisés qu’inoffensifs face à un problème systémique comme celui de la destruction de la nature.

L’incontestable démocratisation apportée par le développement d’Internet – bien que géré par de grandes sociétés dirigées par les USA – a pour contrepartie la « vérité du post », où tout apparaît comme égal à tout, sans hiérarchie de valeurs. Lorsque, juste au moment du référendum qui devait décider si le couple Morales-Linera pouvait se représenter de nouveau, a éclaté le scandale du faux fils de Morales, larmes et déclarations se sont succédé. Qui croire ? Semer le doute et la désorientation, c’est déjà un résultat important.

Les grands médias européens se consacrent aussi à cette tâche, surtout quand il s’agit de démolir l’image de Nicolas Maduro et du Venezuela : il suffit d’appeler toujours « régimes » les gouvernements qui déplaisent, et « dictateurs » les présidents, et de qualifier toujours de « démocraties » les États-voyous agréables aux USA. Il suffit de s’approprier les symboles des véritables révoltes et de les retourner en faveur des révoltes fictives, les révoltes des riches. Le problème, comme toujours, c’est le contrôle, et donc le pouvoir – sur les moyens de production et sur les monopoles médiatiques qui servent les intérêts de ces 60 familles qui gouvernent le monde.

La globalisation capitaliste, on le sait, s’est structurée et se structure dans la profonde transformation productive des économies nationales, subordonnées aux circuits multinationaux. Les grandes sociétés internationales centralisent la production et fabriquent en divers points du monde chaque composante d’un produit final, pour minimiser les coûts de production. Par conséquent, on voit circuler à travers le monde des produits en cours de fabrication, transférés d’une entreprise à l’autre jusqu’à leur élaboration finale dans un pays donné.

Ces entreprises, toutefois, sont de simples filiales des grandes sociétés. Il en est de même aussi pour la marchandise-information. Ce système, surtout en Europe, où la concentration monopolistique entre patrons des médias et patrons de la politique est gigantesque, forme les jeunes journalistes à l’auto-censure.

À ce propos, circule une petite histoire sympathique. Elle dit : « Si Jean soutient qu’il pleut, et Pierre qu’il fait soleil, que doit faire un journaliste ? Ouvrir sa fichue fenêtre et aller voir ! » Mais que doit faire ce journaliste s’il n’a plus d’yeux pour voir ni d’oreilles pour entendre ? Ici, la parole passe à la lutte de classe.

Geraldina Colotti
Traductions disponibles: Español
Source: Tlaxcala, le 16 décembre 2019