C’est quoi, être colombien ?

Être colombien, c’est être plongé dans le feu, dans tous les feux infernaux. Nous avons notre propre bûcher d’inquisition. Et ils ne manquent pas, ceux qui se demandent pourquoi nous permettons à une minorité de tracer notre chemin avec des injustices et d’autres turpitudes.

Nous ne sommes ni un acte de foi, comme le propose une explication rapide d’une nouvelle de Borges sur ce que signifie être colombien*, ni la décision d’Arturo Cova[1] d’aller dans la jungle inextricable pour échapper à un destin funeste, parce que, après tout, nous avons joué notre cœur au hasard et c’est la la violence qui a gagné. Nous ne sommes pas non plus le rêve de Bolívar ou la république que Santander avait envisagée. Pas même, et de loin, la dernière utopie libérale d’un pays sans utopie, comme on peut le lire dans María de Jorge Isaacs. Que sommes-nous alors ?

Image d’Esteban París, El Colombiano

Le fait d’être colombien peut être lié au malaise suprême d’avoir un ressentiment pour le sang versé. Une haine permanente. Un stigmate. Ou peut-être le sabot du diable lui-même. Il pourrait s’agir, pourquoi pas, de la croyance en de multiples vierges allant de Chiquinquirá aux invocations mariales dont raffolent certains mafiosi. Ou de l’appel à tuer en chantant, dans les années de ténèbres, le “tu règneras”. Quoi que ce soit, nous semblons indéchiffrables.

Si on offre la paix, nous réfléchissons immédiatement à la manière de la détruire. Ou, comme on l’a dit dans les derniers slogans, de la réduire en lambeaux. Et si la guerre est l’option, nous sommes aussi prêts à la générer, à la prolonger, parce qu’elle semble donner des bénéfices à quelques-uns et des morts abondantes à beaucoup, qui sont, toujours, ceux d’en bas, pour rappeler en ce moment un auteur mexicain[2].

Oui, bien sûr, aujourd’hui nous sommes la conséquence de la guerre des Mille Jours[3] (la même guerre qui a mis fin au libéralisme pour toujours), le vol du Panamá, la danse des millions, le massacre des bananeraies, les étudiants tués dans les manifestations, la violence libérale/conservatrice qui fit trois cent mille morts (peut-être plus), les amnisties non réalisées, le Front National exclusif…. Contrairement au titre d’un petit bolero, nous ne sommes pas un rêve impossible. Nous sommes le cauchemar.

Nous sommes, semble-t-il, la séquelle de l’absence de réforme agraire et de la dépossession de milliers de paysans qui sont devenus les “sans terre”. Nous sommes une mauvaise répartition. Nous sommes le bombardement de Marquetalia et la “pacification” d’un président ivre, un chasseur ultramontain, qui consistait à distribuer des balles et à refuser la terre à ceux qui la travaillent. Tirofijo[4], par exemple, est né de ce désordre.

Nous sommes peut-être Sangrenegra, Efraín González, Chispas[5] et des dizaines d’autres bandits. Ou comme «  Desquite[6] », pour lequel Gonzalo Arango a écrit une élégie : « Ils l’ont tué parce que c’était un bandit et qu’il devait mourir. Il méritait de mourir sans aucun doute, mais pas plus que les bandits du pouvoir ». Qu’est-ce que cela signifie d’être colombien ? Nous sommes un rare mélange de violence et de rêves frustrés, de pouvoirs qui ont tout consommé et de nombreuses victimes. Nous ne sommes pas le “mélange miraculeux” du tango de Discepolo, mais la conjonction tragique de vilenies élitaires et d’atrocités contre un peuple qui tarde à révolutionner ses misères.

Nous sommes plus de la guerre que de la paix. On dira, pourquoi pas, que la paix est une instance supérieure, à laquelle on accède avec justice, avec équité, en faisant en sorte que “chacun ait le moyen d’avoir le moyen”. Après tout, nous faisons partie d’une horrible décomposition, d’un sinistre exercice de cartels, d’un empire appelé narcotrafic et des visions et des mandats d’exclusion d’une minorité sans âme qui ne s’appuie pas seulement sur l’ignorance d’un peuple infini mais sur un peuple domestiqué par les armes.

Qu’importe ce que cela signifie d’être colombien ? Oui, ça n’a probablement pas d’importance. Cela peut signifier être aux ordres pervers de quelques grands propriétaires, banquiers, magnats, politiciens… de certains qui se croient la réincarnation de vieux héros et même la version risible – et horrifiante – d’un messie tropical sous-développé. Cela peut signifier être toujours emprisonnés par les diktats de la violence qui, néanmoins, n’a engendré que des souffrances.

Peut-être que certaines littératures sont celles qui nous ont le mieux définis. Nous sommes, semble-t-il, condamnés à souffrir de nombreuses années de solitude, de déséquilibres sociaux, d’effroi. Et nous sommes toujours plus éloignés de l’accès à une “seconde chance sur terre”. Et l’impression, quelque peu émotionnelle, est que tout doit être détruit pour tout construire.

Être colombien, c’est être plongé dans le feu, dans tous les feux infernaux. Nous avons notre propre bûcher d’inquisition. Et ils ne manquent pas, ceux qui se demandent pourquoi nous permettons à une minorité (qui peut être la même depuis deux cents ans) de tracer notre chemin avec des injustices et d’autres turpitudes.

Je ne sais pas ce que c’est que d’être colombien. Je reviens ici au prophète nadaïste[7] et à son élégie, qui continue à nous interroger : « Je m’interroge sur sa tombe creusée dans la montagne : n’y aura-t-il pas un moyen pour la Colombie, au lieu de tuer ses enfants, de les rendre dignes de vivre ? Si la Colombie ne peut pas répondre à cette question, alors je prophétise un malheur : Desquite ressuscitera, et la terre sera à nouveau arrosée de sang, de douleur et de larmes ».

NdT

* Dans la nouvelle Ulrica, de Borges, une Norvégienne demande à un Colombien: “C’est quoi, être colombien ?”. Il répond : “Je ne sais pas. C’est un acte de foi”. “Comme être norvégienne”, répond-elle.

[1] Arturo Cova et sa compagne Alicia sont les protagonistes du roman La Vorágine, de José Eustasio Rivera (1924), considéré comme une des œuvres fondatrices du modernisme hispanoaméricain.

[2] Los de abajo, roman de Mariano Azuela (1916), œuvre la plus populaire sur la révolution mexicaine

[3] La Guerre des mille jours – du 17 octobre 1899 au 21 novembre 1902 – mit aux prises les conservateurs au pouvoir et les libéraux organisés en guérillas. Elle fit au moins 100 000 morts et déboucha sur la sécession du Panamá, voulue par les USA (pour la construction du canal) et vit l’implication active des pays voisins.

[4] Tirofijo (« Tire au but »), surnom de Pedro Antonio Marín Marín, connu sous le nom de  Manuel Marulanda Vélez (1930-2008), fondateur en 1964 des FARC-EP

[5] Sangrenegra (Sang noir), pseudonyme de Jacinto Cruz Usma (1930-1964), célèbre guérillero liberal devenu bandit; Carlos Efraín González Téllez (1933-1965) alias Siete colores (Sept couleurs), bandit provenant des rangs conservateurs ; Chispas (Étincelles), surnom de Teófilo Rojas Varón (1930-1963), guérillero puis bandit d’origine libérale. Tous trois sévirent durant la Violencia, la guerre civile déclenchée par l’assassinat du dirigeant libéral Jorge Eliécer Gaitán en avril 1948 et quidra jusqu’en 1958 selon les uns et 1966 selon les autres.

[6] Capitán Desquite (Capitaine vengeance), surnom de José William Ángel Aranguren (1936-1964), devenu guérillero/ libéral suite à l’assassinat de son père et de son frère dans le Tolima, sur ordre du maire conservateur de Rovira, Il coordonna les actions de son groupe avec ceux dirigés par ceux cités dans la note précédente. Il fut exécuté puis enterré lors d’une opération très médiatisée préfigurant celle organisée autour du Che Guevara trois ans plus tard en Bolivie.

[7] Le nadaïsme (de nada : néant, rien) ou philosophie du néant. Fondé par Gonzalo Arango en 1958, influencé par le nihilisme, l’existentialisme et la pensée d’un écrivain, philosophe et diplomate colombien, Fernando González, il fut très présent dans la poésie des années 1960 en Colombie. Il a été comparé au mouvement littéraire et artistique de la Beat Generation aux USA.

Reinaldo Spitaletta

Original: ¿Ser colombiano?, ¿qué es eso?

Traduit par Fausto Giudice Фаусто Джудиче فاوستو جيوديشي

Source: Tlaxcala, le 4 septembre 2019