Soudan : Awadeya, cette vendeuse de thé devenue figure de proue de la révolution
par Ariane Lavrilleux

Pour elle, il y a un signe qui ne trompe pas : la fameuse « kasha » policière, qui a survécu à travers les régimes, a disparu des rues de Khartoum depuis le début de la révolution. Le signe d’une nouvelle ère sans retour en arrière possible.

PORTRAIT. Awadeya Mahmoud Koko fait partie de ces milliers de Soudanais qui ont campé devant le QG de l’armée. Elle en est devenue une des icônes et une des chevilles ouvrières.

Elle n’a pas son portrait affiché sur un panneau publicitaire géant du sit-in comme l’étudiante et icône révolutionnaire Alaa Salah, mais tout le monde sait où la trouver. « À côté de la première tente sur le trottoir, juste après le portique de fouilles », pointe un jeune homme qui vend des falafels, près d’un amoncellement de parpaings et barbelés formant une barricade. Sur un bout de trottoir, quelques nattes et une bâche délimitent le quartier général d’Awadeya Mahmoud Koko, installée depuis plus d’un mois, à l’entrée du rassemblement qui a provoqué la chute du dictateur Omar el-Béchir, au pouvoir depuis 1989.

Dans le groupe de sit-in devant le QG de l'armee, Awadeya est devenue une icone de la lutte soudanaise.

Dans le groupe de sit-in devant le QG de l’armée, Awadeya est devenue une icône de la lutte soudanaise. © Ariane Lavrilleux

« J’ai rencontré des lions déterminés… »

« Le premier jour du sit-in, je n’ai pas rencontré des êtres humains mais de véritables lions déterminés plus que jamais à obtenir leurs droits. J’ai tout de suite su qu’ils avaient besoin de mon aide. Les onze premiers jours, je suis restée jour et nuit pour préparer du thé, du café et offrir des zalabeya (boules de beignets sucrés) parce que les révolutionnaires n’avaient rien à boire ni à manger », raconte Awadeya Mahmoud, drapée dans sa thobe émeraude, robe traditionnelle qui s’enroule autour du corps. « Dépêchez-vous ! Prenez l’autre récipient, celui-ci sert à la friture ! » s’égosille-t-elle depuis sa chaise en plastique, en tentant de recouvrir l’écho des slogans et le vacarme des bouts de ferraille reconvertis en percussions. C’est l’heure de pointe avant la rupture du jeûne du ramadan. Des milliers de Soudanais de Khartoum et ses environs se dirigent vers le centre de la capitale, « el qyada el ama » (le quartier général) transformé en vaste campement d’organisations politiques, syndicales et citoyennes. À la tête de la plus grande cuisine du sit-in, Awadeya Mahmoud supervise la production de 5 000 repas d’iftar (repas de la rupture du jeûne au coucher du soleil) qui seront distribués gratuitement sur place. Nourrir les manifestants, affaiblis par le jeûne et les chaleurs écrasantes du mois de mai, est devenu crucial pour maintenir la mobilisation. D’autant que le conseil militaire de transition fait traîner les négociations avec l’opposition civile en misant sur un épuisement des forces révolutionnaires. Awadeya Mahmoud ne quitte son poste de commande que quelques heures par nuit, pour rentrer dans sa maison en terre battue, d’un quartier populaire de Khartoum. Elle a même convaincu son mari apolitique, au départ sceptique, de la nécessité « de venir aider les manifestants par tous les moyens, même les plus simples comme le chant ». Il s’est finalement mêlé aux groupes qui scandent en boucle « À bas le régime militaire ! Il n’est pas encore tombé  ! Qu’il tombe, un point c’est tout ». À 56 ans, Awadeya Mahmoud Koko est convaincue que son obstination reste la meilleure arme pour défier un des États policiers les plus répressifs du monde.

Awadeya donne des instructions pour préparer la coupure du jeûne. © Ariane Lavrilleux

En guerre contre la « kasha », le harcèlement policier

Née dans les montagnes nubiennes, elle est enfant lorsque la première guerre civile éclate dans sa région natale du Sud-Kordofan (1955-1972) et que sa famille décide de s’installer à Khartoum. Les premières manifestations auxquelles elle participe mènent à la révolution de 1985 et à la chute du tyran de l’époque (Gaafar Nimeiry). Après ce coup d’État sans effusion de sang, l’économie du pays dévisse. Jeune mariée, Awadeya retourne dans les rues de la capitale, mais cette fois, pour trouver de quoi nourrir sa nouvelle famille. Armée de tabourets, verres et théière, elle commence sur les artères de la capitale « le travail le plus simple et exigeant le moins d’investissement ». C’était sans compter avec les services de sécurité et leur obsession du contrôle de l’espace public, allant crescendo avec la prise de pouvoir d’el-Béchir en 1989. « Ils organisaient régulièrement des descentes et saisissaient mes ustensiles. Quand j’essayais de les récupérer, ils me faisaient payer des amendes », détaille calmement Awadeya. « La kasha était notre problème principal », ajoute-t-elle pour définir cette oppression policière, en reprenant le mot qui désignait dans son enfance les campagnes de rapatriements forcés des Soudanais vers leurs zones rurales d’origine, sur fond de préjugés racistes*.

À mesure que les prix et la pauvreté montent en flèche, l’expression « set el chey » (littéralement « femme au thé » en arabe) se banalise tout en prenant une connotation dévalorisante aux yeux de la majorité conservatrice des Soudanais. Victimes d’humiliations publiques et de tabassages par la police, leur sort suscite peu d’émoi. « Aucun des syndicats de travailleurs ne les défendait, car ils s’intéressaient plus à travailler avec le gouvernement qu’à porter la voix du peuple ; donc, j’ai décidé de m’en charger », raconte Awadeya Mahmoud. Ainsi est née la première coopérative de Femmes vendeuses de nourriture et de thé, à Khartoum. En plus du soutien légal offert à ses membres, elle n’hésite pas à s’inviter dans les bureaux des autorités locales pour récupérer leurs outils de travail : « Quand ils me voyaient débarquer en tant que présidente de l’Union des femmes, j’obtenais gain de cause », assure-t-elle.

© Ariane Lavrilleux

Quatre ans de prison

Alors que sa coopérative s’agrandit, ses affaires en revanche tournent mal. Lourdement endettée après avoir voulu diversifier ses activités en investissant dans des tuk-tuk, elle est condamnée à quatre ans de prison en 2007. Le Code pénal soudanais (en partie hérité du code colonial mis en place par l’ancien occupant britannique) prévoit dans son article 243 que les personnes endettées peuvent être emprisonnées si elles ne parviennent pas à rembourser leur créditeur. La prison ne freine en rien ses ardeurs d’activiste. Derrière les barreaux, elle ouvre un magasin autant pour aider ses codétenues que pour  tuer le temps.

Libérée mais contrainte de vendre sa maison pour payer ses dettes, elle revient sur le devant de la scène. En 2013, elle devient la présidente de l’Union polyvalente des coopératives pour femmes de l’État de Khartoum (Multi-purpose Cooperative Union for Women in Khartoum State). Trois centres sont créés dans la capitale ainsi que ses deux villes voisines Omdurman et Bahri. Cette nouvelle union qui regroupait 13 associations au départ en rassemble aujourd’hui 20, comptant près de 27 000 membres selon les statistiques d’Awadeya Mahmoud. Au-delà du soutien sororal, ces centres offrent des cours de cuisine, de fabrication de fromage ou encore de mécanique automobile. « Nous voulons que les femmes acquièrent d’autres compétences que le service du thé ; nous avons des enfants qui ont étudié à l’université, peuvent nous transmettre leurs connaissances et ainsi développer le pays, à la différence d’Omar el-Béchir qui a laissé le pays stagner pendant trois décennies », explique Faïza Abdallah, 45 ans, une des premières membres de l’Union et soutien d’Awadeya Mahmoud. Sa réussite remonte jusqu’aux oreilles du secrétaire d’État américain de Barack Obama, John Kerry, qui lui remet en 2016 le prix de la « Femme de Courage ».

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« Ils m’appellent la mère de la révolution »

« C’est ma mère ! Je l’admire, car elle vient même malade pour aider notre Révolution », lance Nesr el Din Terab, jeune travailleur journalier qui a traversé la ville et le Nil pour prendre son tour d’agent de sécurité à l’entrée. Les fils biologiques d’Awadeya Mahmoud creusent les mines loin de Khartoum, mais ici « tout le monde m’appelle la mère de la révolution, ou parfois la mère des Kandakat » en référence au surnom des Reines nubiennes du Royaume de Kush. Cette mère de quatre enfants, qui a dû renoncer à l’achat de médicaments hors de prix pour elle, a réussi en quelques jours à récolter près de 14 000 livres soudanaises (280 dollars) à travers son Union de femmes. Une somme presque dix fois équivalente au salaire d’un employé qui va alimenter la caisse du sit-in gérée par l’Association des professionnels soudanais (SPA), à la pointe de la contestation depuis décembre 2018.

Plaider la cause des travailleuses

Également membre à part entière de la SPA, Awadeya Mahmoud entend plaider la cause des travailleuses de rue au sein même des futures instances du régime : « Je veux un siège soit dans le gouvernement civil, soit au parlement, afin d’être au plus proche des lieux de prise de décision et m’assurer que les femmes obtiennent leurs droits. » Sa première mesure sera de supprimer le fameux article 243 qui l’avait jetée en prison aux côtés de milliers d’autres femmes. La liste des futures nominations est toujours l’objet d’intenses tractations à huis clos. Un cadre de la SPA confie néanmoins qu’une première liste n’incluait « que 40 % de femmes ministres, ce qui reflète tristement un manque de volonté politique ». Alors que les Soudanaises étaient en première ligne, parfois même majoritaires dans les manifestations de ces cinq derniers mois, leur participation politique ne semble pas acquise pour tous. « Je suis optimiste, car à la différence de la révolution de 1985, tout le Soudan est mobilisé cette fois. Le futur président n’aura pas d’autre choix que d’être juste avec les femmes et les hommes », veut croire Awadeya Mahmoud en rejetant un pan de son voile derrière ses épaules. Sur le sit-in, les attaques meurtrières de manifestants le 13 mai dernier par des forces de sécurité ont mis à mal les espoirs d’une transition totalement pacifique et rapide. Avec deux révolutions à son actif, Awadeya veut rassurer les pessimistes. Pour elle, il y a un signe qui ne trompe pas : la fameuse « kasha » policière, qui a survécu à travers les régimes, a disparu des rues de Khartoum depuis le début de la révolution. Le signe d’une nouvelle ère sans retour en arrière possible.

* Jok Madut Jok dans son livre « Sudan. Race, religion and violence »

Ariane Lavrilleux أريان لافريلوكس

Traductions disponibles: English  عربي  Español

Source: Tlaxcala, le 12 juin 2019