Armer les dictateurs, équiper les parias : un tableau alarmant des ventes d’armes d’Israël

Israël est actuellement en proie à une crise constitutionnelle et politique sans précédent, dont l’issue aura de graves répercussions sur son statut d’État respectueux des lois.

Un rapport détaillé d’Amnesty International cite les ventes israéliennes à huit pays qui violent les droits humains, dont le Sud-Soudan, le Myanmar, le Mexique et les Émirats arabes unis ■ Amnesty demande à Israël d’adopter le modèle de supervision adopté par de nombreux pays occidentaux ■ Un haut responsable israélien de la Défense : « L’autorisation d’exportation n’est accordée qu’après un long processus »


Des soldats participent à un défilé militaire pour marquer la 74e Journée des forces armées dans la capitale du Myanmar, Naypyitaw,  le 27 mars 2019. Photo  Ann Wang/Reuters

Un rapport exhaustif  d’Amnesty International critique sévèrement la politique d’Israël en matière d’exportation d’armes. Selon le rapport rédigé en hébreu par la section israélienne de l’organisation, les entreprises israéliennes continuent d’exporter des armes vers des pays qui violent systématiquement les droits humains. On trouve également des armes fabriquées en Israël entre les mains d’armées et d’organisations qui commettent des crimes de guerre. Le rapport fait état de huit pays qui ont reçu des armes d’Israël ces dernières années.

Souvent, ces armes arrivent à destination après une série de transactions, contournant ainsi la surveillance internationale et les règles d’Israël lui-même. Amnesty International demande au gouvernement, à la Knesset et au ministère de la Défense de surveiller plus étroitement les exportations d’armes et d’appliquer les principes de transparence adoptés par d’autres pays occidentaux [sic, NdT] qui exportent des armes à grande échelle.

Dans le rapport, Amnesty International note que la supervision du commerce des armes est « un problème mondial et non local. Le désir et la nécessité d’une meilleure surveillance des ventes d’armes dans le monde découlent d’événements historiques tragiques tels que le génocide, les guerres civiles sanglantes et la répression violente des citoyens par leurs gouvernements…… Il est de plus en plus évident que la vente d’armes aux gouvernements et aux armées qui recourent à la violence ne fait qu’alimenter les conflits violents et conduire à leur escalade. Des accords internationaux ont donc été conclus dans le but de prévenir les fuites d’équipements militaires vers des régimes dictatoriaux ou répressifs »

Le Traité sur le commerce des armes de 2014 a établi des normes pour le commerce des armes conventionelles. Israël a signé le traité, mais le gouvernement ne l’a jamais ratifié. Selon Amnesty, Israël n’a jamais agi dans l’esprit de ce traité, ni par la législation ni par ses politiques.

« Il existe des modèles fonctionnels de surveillance correcte et fondée sur la morale des exportations d’armes, y compris la gestion de mécanismes publics et transparents de communication de l’information qui ne mettent pas en danger la sécurité ou les relations étrangères d’un État « , affirme Amnesty. « De tels modèles ont été établis par de grands exportateurs d’armes tels que les membres de l’Union européenne et les USA. Rien ne justifie le fait qu’Israël continue d’appartenir à un club déshonorable d’exportateurs comme la Chine et la Russie. »

En 2007, la Knesset a adopté une loi réglementant le contrôle des exportations d’armes. La loi autorise le ministère de la Défense à superviser ces exportations, à gérer leur enregistrement et à décider de l’octroi des licences d’exportation. La loi définit très largement les exportations liées à la défense, y incluant les équipements de collecte d’informations, et interdit le commerce de ces articles sans licence.

La loi ne comporte pas de clause limitant les exportations lorsqu’il existe une forte probabilité que ces produits soient utilisés en violation des lois internationales ou humanitaires. Mais la loi interdit «  le commerce avec des organismes étrangers qui ne se conforment pas aux résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU qui interdisent ou limitent le transfert de telles armes ou de tels missiles à de tels destinataires « .

Selon Amnesty, «  l’absence de surveillance et de transparence a permis pendant des décennies à Israël de fournir du matériel et des connaissances en matière de défense à des États douteux et à des régimes dictatoriaux ou instables que la communauté internationale a évités ».

Le rapport cite un article publié en 2007 par le général de brigade de réserve Uzi Eilam. « Une épaisse couche de brouillard a toujours enveloppé l’exportation de matériel militaire. Les destinations considérées comme des États parias par la communauté internationale, comme le Chili à l’époque de Pinochet ou l’Afrique du Sud à l’époque de l’apartheid, figuraient sur la liste des partenaires commerciaux d’Israël « , écrivait Eilam.

« Le voile du secret a permis d’éviter les pressions de la communauté internationale, mais a également empêché toute transparence concernant les décisions de vendre des armes à des pays problématiques, laissant le jugement et la décision entre les mains d’un petit nombre de personnes, principalement dans le haut de panier du secteur de la défense ».

Le rapport présente des preuves concrètes des exportations d’Israël au cours des deux dernières décennies, les armes allant dans huit pays accusés par les institutions internationales de graves violations des droits humains : Sud-Soudan, Myanmar, Philippines, Cameroun, Azerbaïdjan, Émirats arabes unis, Sri Lanka et Mexique. Dans certains de ces cas, Israël a nié avoir exporté des armes vers ces pays à des moments spécifiquement mentionnés.

Dans d’autres cas, il  a refusé de donner des détails.

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Dans son rapport, Amnesty International s’appuie sur les recherches d’autres groupes de défense des droits humains, sur la documentation publiée dans les médias de ces huit pays et sur les informations recueillies par l’avocat Eitay Mack, qui, ces dernières années, s’est battu pour dénoncer les ventes d’armes d’Israël à des régimes louches. Amnesty croise les descriptions des armes exportées avec les violations des droits humains et les crimes de guerre commis par ces pays. Dans son rapport, Amnesty indique que certains de ces pays faisaient l’objet de sanctions et d’un embargo sur les ventes d’armes, mais qu’Israël continuait à leur vendre des armes.

Selon l’organisation, « la loi sur la surveillance dans sa forme actuelle est insuffisante et n’a pas réussi à arrêter l’exportation d’armes vers le Sri Lanka, qui a massacré nombre de ses propres citoyens ; vers le Sud-Soudan, où le régime et l’armée ont commis un nettoyage ethnique et des crimes graves contre l’humanité tels que le viol collectif de centaines de femmes, hommes et filles ; au Myanmar, où l’armée a commis un génocide et dont le chef d’état-major, qui a effectué le trafic d’armes avec Israël, est accusé de ces massacres et autres crimes contre l’humanité ; et aux Philippines, où le régime et la police ont exécuté 15 000 civils sans aucune accusation ni procès ».

Selon Amnesty International, cette partie du rapport « ne se fonde sur aucun rapport du ministère de la Défense relatif aux exportations d’équipements militaires, pour la simple raison que le ministère refuse de divulguer toute information. Le manque total de transparence d’Israël en ce qui concerne les exportations d’armes empêche tout débat public sur le sujet et limite toute recherche ou action publique visant à améliorer le contrôle ».

Un exemple est la présence de fusils d’assaut Galil Ace de fabrication israélienne dans l’armée du Sud-Soudan. « En l’absence de documentation sur les ventes, on ne peut pas savoir quand elles ont été vendues, par quelle entreprise, combien, etc. », dit le rapport.

« Tout ce que nous pouvons dire avec certitude, c’est que l’armée du Sud-Soudan dispose actuellement de fusils israéliens Galil, au moment où il y a un embargo international sur les ventes d’ armes au Sud-Soudan, imposé par le Conseil de sécurité de l’ONU, en raison du nettoyage ethnique, ainsi que des crimes contre l’humanité, utilisant le viol comme méthode de guerre, et en raison des crimes de guerre perpétrés par l’armée contre les citoyens du pays ».

Selon Amnesty, l’agence de contrôle des exportations militaires du ministère de la Défense a approuvé les licences accordées aux entreprises israéliennes pour la vente d’armes à ces pays, même si elle était au courant de la mauvaise situation des droits humains dans ces pays. Elle l’a fait malgré le risque que les exportations israéliennes soient utilisées pour violer les droits de l’homme et malgré l’embargo sur les ventes d’armes imposé à certains de ces pays par les USA et l’Union européenne, ainsi que les autres sanctions imposées par ces pays ou par les Nations unies.

En réponse aux lettres adressées à l’agence de contrôle des exportations, sa directrice, Rachel Chen, a déclaré : « Nous ne pouvons pas divulguer si nous exportons vers l’un de ces pays, mais nous examinons attentivement la situation des droits de l’homme dans chaque pays avant d’approuver les licences d’exportation pour la vente de ces armes ». Selon Amnesty, cette affirmation est fausse, comme le montre l’exemple des huit pays mentionnés dans le rapport.

Amnesty recommande des mesures pour améliorer le contrôle des exportations de matériel de défense. Israël accuse un retard de 20 ans sur la législation US  et de 10 ans sur la législation européenne. « Le manque de transparence a d’autres conséquences négatives, comme le fait de cacher des informations au public », ajoute  Amnesty.

« Le concept selon lequel le ministère de la Défense fonctionne est qu’il n’est pas dans l’intérêt public de savoir quels pays achètent des armes ici, combien et dans quelles conditions. Il s’agit là d’une conception erronée qui découle de la volonté de dissimuler, sous prétexte de l’argument éculé des  ” questions de sécurité de l’État et de relations étrangères ” » , poursuit le rapport.

« Le voile du secret rend difficile l’obtention de données. À notre humble avis, l’information que nous avons recueillie et présentée dans ce rapport n’est que la pointe de l’iceberg. La plupart des preuves sont basées sur des rapports officiels publiés par les États bénéficiaires, tels que la page Facebook du chef d’État-major du Myanmar, ou le site du porte-parole du gouvernement philippin ».

Les auteurs affirment que les tentatives de maintenir le secret à l’ère des médias sociaux et de la couverture médiatique mondiale sont absurdes et vouées à l’échec.

« Que le lecteur sensé se demande si les pouvoirs qui vendent des armes s’inquiètent des atteintes à la sécurité de l’État résultant de l’accès à l’information, ou s’il s’agit simplement d’une excuse, avec le voile du secret qui protège les intérêts de certaines agences en Israël ».

Selon Amnesty, Israël se classe au huitième rang des exportateurs d’armes lourdes dans le monde. Entre 2014 et 2018, les exportations de défense d’Israël représentaient 3,1 % des ventes mondiales. Par rapport aux quatre années précédentes, il s’agit d’une augmentation de 60 pour cent. Les trois principaux clients des armes lourdes vendues par Israël sont l’Inde, l’Azerbaïdjan et le Vietnam.

Mais le rapport indique que les industries de la défense ne sont pas les contributeurs les plus importants ou les plus lucratifs aux exportations israéliennes. Selon le ministère de la Défense, les exportations de défense représentent 10% des exportations industrielles d’Israël. « Les entreprises liées à la défense en Israël exportent dans 130 pays du monde entier », indique le rapport. « Seule une minorité d’entre eux sont des pays désignés par l’ONU et la communauté internationale comme violateurs des droits de l’homme ».

Il s’agit pour la plupart de pays pauvres et le volume des exportations de défense vers ces pays est faible par rapport au reste des exportations d’Israël. Selon Amnesty, l’interdiction d’exporter vers les huit pays n’affecterait pas beaucoup les entreprises de défense israéliennes ou leurs profits, et n’aurait certainement pas d’impact public. « Il n’y a aucune justification – économique, diplomatique, sécuritaire ou stratégique – pour exporter des armes vers ces pays », dit le rapport.

Amnesty estime que « la situation peut être corrigée. Le gouvernement israélien et le ministère de la Défense doivent accroître leur surveillance et leur transparence, comme le font la grande majorité des grands exportateurs d’armes dans le monde, à l’exception de la Russie et de la Chine ».

Selon Amnesty, cela devrait se faire en modifiant la loi régissant ces exportations, en y ajoutant deux clauses principales. La première interdirait l’octroi de licences d’exportation vers un pays présentant un risque de violations graves des droits humains, sur la base du droit international humanitaire.

La seconde serait la création d’un comité chargé d’examiner la situation des droits humains dans tout État cible. Le comité comprendrait des personnes extérieures à l’institution de la défense et au ministère des Affaires étrangères, telles que des universitaires et des militants des droits humains, comme c’est l’usage dans d’autres pays.

« La surveillance ne doit pas seulement être faite, elle doit être vue, et le public israélien a le droit de savoir ce qui est fait en son nom et avec ses ressources, qui appartiennent à tout le monde « , dit le rapport.

Une politique d’obscurcissement

Un haut responsable de la défense qui a lu le rapport d’Amnesty a dit à Haaretz que beaucoup de ses revendications ont été discutées ces dernières années dans des requêtes à la Haute Cour de justice. Les juges ont entendu des pétitions concernant le Sud-Soudan, le Cameroun et le Mexique. Toutefois, dans tous les cas, la Cour a accepté la position de l’État selon laquelle les délibérations se tiendraient en présence d’une seule partie – l’État, et que ses décisions demeureraient confidentielles.

Le contrôle des exportations a considérablement augmenté depuis l’adoption de la loi, a déclaré le fonctionnaire. L’autorité conférée au ministère de la Défense par cette loi, y compris l’imposition de sanctions économiques, l’interdiction des exportations et l’engagement de poursuites contre les entreprises, est plus étendue que dans les autres pays.

« Le processus d’obtention d’une licence d’exportation en Israël est long, difficile et impose une réglementation lourde aux exportateurs », a-t-il ajouté. « Lorsqu’il y a des preuves de violations des droits de l’homme dans un pays qui achète des armes à Israël, nous traitons cette question avec le plus grand sérieux dans nos considérations. Le fait est que les États éclairés respectent les lois que nous avons et s’intéressent à la façon dont nous effectuons notre surveillance ».

Il a admis qu’Israël adopte une politique d’obscurcissement en ce qui concerne ses ventes d’armes. « Nous ne partageons pas d’informations sur la question de savoir si nous avons vendu des armes ou à quel pays nous les avons vendues », a-t-il dit. « Nous avons fourni toutes les informations à la Haute Cour. Les plaignants reçoivent des réponses laconiques fixes, mais il y a des circonstances diplomatiques et de sécurité qui le justifient ».

« D’autres pays peuvent être plus transparents, mais nous sommes dans une situation différente », a-t-il affirmé. « Nous n’écartons pas d’emblée les discussions sur ces questions. Les questions sont légitimes, mais les décisions sont prises après que toutes les considérations pertinentes ont été prises en compte ».

Le rythme intense des événements de ces derniers mois – rondes de violence le long de la frontière de Gaza, élection d’Israël, regain de tension entre les USA et l’Iran – a laissé peu de temps pour traiter d’autres questions qui font moins souvent les manchettes.

Le rythme intense des événements de ces derniers mois – rondes de violence le long de la frontière de Gaza, élection d’Israël, regain de tension entre les États-Unis et l’Iran – a laissé peu de temps pour traiter d’autres questions qui font moins souvent les manchettes.

Israël est actuellement en proie à une crise constitutionnelle et politique sans précédent, dont l’issue aura de graves répercussions sur son statut d’État respectueux des lois. Si le Premier ministre Benjamin Netanyahou réussit dans son plan visant à mettre fin à toutes les poursuites judiciaires contre lui, à faire passer une loi sur l’immunité et à restreindre la compétence de la Haute Cour, toutes les autres questions feraient pâle figure en comparaison.

Il y a une certaine logique dans l’affirmation selon laquelle Israël ne peut pas être plus catholique que le pape en matière de ventes d’armes sur le marché mondial, et pourtant, le rapport d’Amnesty présente une image horrible, soutenue par des données fiables, mais fait également des suggestions d’amélioration qui semblent raisonnables.

De nombreux rapports publiés au cours de l’année écoulée montrent que le problème ne se limite pas à la vente d’armes légères, mais qu’il pourrait être exacerbé par la diffusion des outils de cyberguerre mis au point par Israël et ce que les régimes ténebreux peuvent faire avec ceux-ci. Même si cela se produit à travers une chaîne de sous-traitants en cascade, l’État ne peut pas jouer les innocents. Cela vaut donc la peine d’écouter les critiques d’Amnesty International et ses suggestions d’amélioration.

Amos Harel עמוס הראל

Original: Arming dictators, equipping pariahs: alarming picture of Israel’s arms sales

Traduit par Fausto Giudice Фаусто Джудиче فاوستو جيوديشي

Source: Tlaxcala, le 17 lai 2019