Paradis pour les uns, enfer pour les autres : Israël n’est ni l’un ni l’autre

C’est comme le garçon qui criait au loup. J’ai pu écrire cette chronique librement. Si on veut parler d’enfer, c’est dans la bande de Gaza qu’il est, mais ça, personne [en Israël, NdT] n’en parle.

Deux camps se sont distingués dans le débat pendant la semaine de la fête nationale (israélienne) cette année : l’un qui se réjouit et est fier du pays, et l’autre qui en a assez et qui a honte. L’écart entre eux n’a jamais été aussi grand. Le premier groupe est identifié avec la droite, le second avec la gauche, et les deux se trompent.

Des Israéliens regardent le défilé aérien sur une plage de Tel-Aviv le 9 mai 2019, « Jour de l’indépendance d’Israël ». Photo Moti Milrod

Paradoxalement, les deux positions contredisent la réalité : la vie de ceux qui sont fiers du pays n’est pas si bonne que ça : la plupart appartiennent à des groupes à faibles revenus. Les pleurnicheurs ont de fait une vie plus facile. Israël est aujourd’hui divisé entre les orgueilleux et les honteux. Les premiers glorifient le présent, les seconds le passé.

Les membres du camp fier, ultranationaliste et de droite vénèrent Benjamin Netanyahou et sont sûrs que le Premier ministre a conduit le pays vers de grands sommets. Ils se réjouissent des cérémonies rituelles nationales qui sont devenues des cultes de la personnalité. Ils vénèrent les militaires, versent une larme à la vue d’un défilé aérien ou d’un atterrissage sur la lune insensé, et croient en un peuple élu. Ils pensent que la force est le seul moyen de réussir, que les Arabes veulent nous détruire et que le monde entier est contre nous.

S’ils ont des raisons pour se plaindre de ce pays, c’est pour dire qu’il est trop démocratique et trop mou envers les Palestiniens. Ils sont majoritaires, et ils détestent l’autre camp.

Les membres du camp honteux, libéral et humaniste sont sûrs que l’autre camp leur a volé leur pays. Ils haïssent Netanyahou, la source de toute impureté à leurs yeux, et sont sûrs que c’est à cause de lui seul que le pays a été corrompu. Ils détestent l’occupation, l’agression, la violence, le militarisme et la religion, et sont sûrs que la démocratie israélienne est sur le point d’être détruite en faveur d’une dictature de style nord-coréen.

La Haute Cour de justice est leur temple, un faux temple. Ils se demandent constamment si Israël existera encore dans une décennie. Leur espoir pour leurs enfants est qu’ils partent vivre ailleurs. Ils ont l’impression que la vie ici est devenue un enfer. « Regardez ce qu’est devenu cet endroit » est leur slogan. Ils ont commencé à détester « cet endroit ».

Mais la réalité est la suivante : Israël n’est ni le paradis du premier camp ni l’enfer du second. Le premier groupe est le résultat de la propagande sioniste, qui leur a inculqué le dogme que rien ne vaut Israël, qu’Israël peut faire ce qu’il veut et est la victime universelle, que « démocratique » signifie tyrannie de la majorité et « juive » signifie despotisme juif, et qu’il est possible d’avoir les deux. Que les Palestiniens n’ont aucun droit et ne sont pas humains.

Les croyances du premier camp sont un château de cartes fait d’ignorance, d’arrogance, d’ultranationalisme et de peurs sans fondement. Israël n’est pas le paradis qu’ils croient ; il est agressif, manipulateur et dépourvu de toute compassion, même pour ses propres citoyens. Il maintient une dictature militaire dans les territoires occupés, adopte des lois antidémocratiques et se détériore.

D’un autre côté, ce n’est pas non plus l’enfer que décrit le deuxième camp, et ça n’a jamais été le paradis auquel les membres de ce camp aspirent maintenant de « revenir ». Leur démocratie comprenait le régime militaire, la censure et le « livret rouge » d’appartenance à la fédération syndicale de l’Histadrout.

Le militarisme, lui non plus, n’est pas né hier : avant 1973, il était encore plus extrême. La confessionnalisation et l’ultranationalisme existaient aussi dans le passé. Le Likoud n’a pas inventé le vautrement dans le deuil, l’occupation ou les colons.

Oui, Israël s’est détérioré. Ceux qui ont honte du pays ont des justifications. Il y a de quoi avoir honte. Le plus grand crime, l’occupation, a peu d’effet sur la vie en Israël. Il y a encore des îles de la bonne vie libre dont jouissent les pleurnicheurs, et nous devons nous battre pour les préserver.

Israël n’est pas encore une zone sinistrée. Il y a un gouffre intolérable entre l’apocalypse décrite par les râleurs et leur volonté d’agir. Si c’est si terrible, pourquoi ne font-ils rien ? Et s’ils ne font rien, c’est que ça n’est peut-être pas si terrible que ça ?

Israël n’est pas encore la Turquie, mais il en prend le chemin [sic, NdT]. Netanyahou doit être poursuivi en justice et il doit démissionner, mais il n’est pas le Satan que ses détracteurs disent qu’il est. Leur indignation est hypocrite : quand ils étaient au pouvoir, les choses allaient mieux, mais pas autant qu’ils le prétendent. Avec Netanyahou au pouvoir, les choses vont mal ici, mais pas aussi mal que leur alarme le suggère. C’est comme le garçon qui criait au loup. J’ai pu écrire cette chronique librement. Si on veut parler d’enfer, c’est dans la bande de Gaza qu’il est, mais ça, personne [en Israël, NdT] n’en parle.

http://tlaxcala-int.org/upload/gal_20270.jpgCarlos Latuff, 2002

Gideon Levy  גדעון לוי

Original: The heaven and hell that aren’t Israel

Traduit par Fausto Giudice Фаусто Джудиче فاوستو جيوديشي

Source: Tlaxcala, le 13 mai 2019