Le retrait des troupes US de Syrie ordonné par Trump change la donne

Il est intéressant de noter que l’annonce de Trump est intervenue au moment où un accord a été conclu à Genève sur la composition du comité chargé de rédiger une nouvelle constitution pour la Syrie, ce qui constitue un moment déterminant dans le processus de paix parrainé par les Nations Unies.

L‘annonce faite mercredi par le président Donald Trump du retrait de l’armée US de Syrie s’est heurtée, comme on pouvait s’y attendre, à de forts vents contraires dans la périphérie de Washington. Une formidable coalition est apparue du jour au lendemain — comprenant l’Etat profond, les agences US de défense et de sécurité, les principaux membres du Congrès, les principaux organes de presse — qui ont traité Trump de franc-tireur isolé. Cependant, le fait est que Trump a pris une décision réfléchie.

Au nord de la Syrie, les bases US. Au sud, les bases russes

Fondamentalement, il s’agit d’un appel à prendre en compte son ancienne position selon laquelle les USA ne doivent pas intervenir dans le conflit syrien — une position que Michael Flynn avait déjà commencé à développer avant même le début de la présidence Trump, en janvier de l’année dernière. Pourquoi Trump réaffirme-t-il aujourd’hui sa volonté politique originelle ?

De toute évidence, la menace de la Turquie de lancer une opération « à tout moment » pour écraser les alliés kurdes des USA, et le déploiement de troupes turques à la frontière syrienne ont influencé les décisions de Trump. Voir mon post [en français, NdT].

Trump a téléphoné vendredi dernier au président turc Recep Erdogan pour lui demander de faire preuve de retenue et lui signaler un changement de cap dans la politique syrienne des États-Unis. Ensuite, Erdogan a exprimé sa satisfaction au sujet de la conversation téléphonique. Le fait est que la menace turque d’attaquer des groupes kurdes à l’intérieur de la Syrie rend la situation sur le terrain totalement intenable pour l’armée américaine. Le Pentagone aura le choix entre intervenir au nom de ses forces par procuration kurdes et affronter l’armée turque (ce qui est insensé) ou assister passivement à la démolition complète de la zone couvrant un tiers de la Syrie que les États-Unis se sont taillée au cours de l’année dernière.

Plus précisément, il est fort probable que les forces américaines, qui comptent 2000 soldats et sont clairsemées sur le terrain, soient prises dans les tirs croisés entre l’armée turque et ses groupes d’opposition syriens affiliés, d’un côté, et les combattants kurdes, de l’autre. Si les Turcs vainquent et dispersent les groupes kurdes, les États-Unis se retrouveront sans alliés locaux. Et ce ne sera qu’une question de temps avant que les « bases » américaines isolées en Syrie, qui sont au nombre de plus d’une douzaine, soient attaquées et harcelées par les milices chiites aguerries entraînées et équipées par l’Iran. Il peut s’agir d’une situation comme celle de l’attaque de la caserne des Marines à Beyrouth en 1983.

Le spectre qui hante Trump est celui de cadavres de soldats américains tués en Syrie rapatriés chez eux, ce qui, bien sûr, signifierait le naufrage de ses espoirs de réélection en 2020. Trump comprend qu’il y a une convergence russo-turco-iranienne pour expulser les forces américaines de Syrie et que le seul moyen d’y faire face serait d’engager des troupes beaucoup plus nombreuses sur le terrain, ce qui est évidemment irréaliste.

Pendant ce temps, le Pentagone a appliqué un programme perfide destiné à créer un bourbier pour les Russes en Syrie et à agir, par conséquent, comme un perturbateur de toutes les manières possibles, dans le but de contrecarrer les efforts russo-turco-iraniens visant à stabiliser la Syrie. À maintes reprises, il est devenu évident que les forces américaines en Syrie entretiennent des liens secrets avec des groupes extrémistes, qu’elles les couvrent et qu’elles entravent les opérations des forces gouvernementales syriennes qui combattent le terrorisme. Le rôle des États-Unis à Al-Tanf, à la frontière syro-irakienne, est pour le moins douteux, honteux et lâche.

De toute évidence, la prolongation indue de la mission américaine en Syrie souhaitée par les commandants du Pentagone en est arrivée à un point où il existe aujourd’hui un danger réel d’affrontements directs entre les forces américaines et les forces russes, turques, iraniennes et syriennes, à tout moment. Les commandants du Pentagone ont adopté une stratégie extrêmement risquée, celle de la corde raide.

Et il n’y a aucune chance pour que la Turquie accepte des compromis sur l’axe américano-kurde en Syrie. La Russie et l’Iran ne vont pas non plus renoncer à leur victoire durement acquise dans le conflit syrien, non plus qu’à leur renforcement du gouvernement dirigé par le président Bachar Al-Assad. Dans un important discours prononcé mardi à Moscou devant le Conseil de défense russe, le président Vladimir Poutine a évoqué la situation en Syrie et souligné « Nous apporterons aux Syriens tout le soutien dont ils ont besoin ».

De même, Trump ne peut ignorer qu’il existe une incertitude croissante sur le financement futur des opérations américaines en Syrie par les Saoudiens, compte tenu des tensions croissantes dans les relations entre les États-Unis et l’Arabie Saoudite à la suite de l’affaire Khashoggi. Le Qatar et la Jordanie ont déjà abandonné le projet de « changement de régime » en Syrie. Israël est le seul allié américain dans la région encore favorable à une occupation militaire américaine illimitée en Syrie.

Ces derniers temps, Trump a accordé beaucoup d’attention à l’amélioration des liens turco-américains, qui s’étaient fortement dégradés, et à la relance de l’alliance, si possible. Petit à petit, il a nettoyé les décombres accumulés sous la présidence Obama. L’extradition [demandée par la Turquie mais refusée par les USA, NdT] du prédicateur islamiste Fetullah Gulen est un obstacle majeur, mais même sur ce point, Trump semble avoir ouvert le débat. Le 18 décembre, le Pentagone a annoncé l’autorisation d’une éventuelle vente du système de défense aérienne et antimissile Patriot à la Turquie, malgré l’achat par la Turquie du système rival russe S-400.

Trump se penche également sur la détention aux États-Unis d’un cadre supérieur de Halk Bank, qui a de graves connotations politiques personnelles pour Erdogan. Sans surprise, le ministre turc des Affaires étrangères Mevlut Cavusoglu a déclaré publiquement le 18 décembre que le climat des relations bilatérales s’est « beaucoup, beaucoup, beaucoup amélioré » ces derniers temps. Cavusoglu a révélé qu’une visite de Trump en Turquie est prévue.

Cela étant dit, l’alliance des États-Unis avec la milice kurde est une ligne rouge pour la Turquie et les relations entre Ankara et Washington ne pourront jamais être normales tant que cette « alliance impie » (comme la perçoivent les Turcs) se poursuivra. Ankara restera sur ses gardes quant aux intentions réelles des États-Unis envers la Turquie tant que le Pentagone traitera les Kurdes comme des alliés stratégiques, quelles qu’en soient les raisons tactiques avancées par les commandants du Pentagone.

Poste avancé des USA dans la zone de Manbij, au nord de la Syrie.

Trump le comprend. Et cela explique en grande partie sa décision de couper le nœud gordien. Fait significatif, Cavusoglu a commencé à discuter des plans de retrait américains en Syrie avec le secrétaire d’État américain Mike Pence immédiatement, dans les heures qui ont suivi la nouvelle de la décision de Trump.

Le cœur du problème est que les stratégies régionales des États-Unis ne peuvent pas être optimales sans la Turquie, qui est un État-clé. La Turquie joue un rôle vital non seulement au Moyen-Orient et en Méditerranée orientale, mais aussi en mer Noire et dans les Balkans. Surtout, la Turquie est une puissance de l’OTAN et l’alliance s’affaiblit sur son flanc Sud si Ankara ne s’y intéresse pas activement, ce qui a récemment été le cas. Par conséquent, dans l’ensemble, les stratégies régionales des États-Unis ont beaucoup, beaucoup plus à gagner avec la décision de Trump de se désengager de l’intervention militaire directe en Syrie, de ressusciter ses relations avec la Turquie et de relancer l’ancien partenariat.

Bien sûr, les groupes d’intérêt privés et les profiteurs de guerre (le « complexe militaro-industriel ») des États-Unis fustigent Trump pour sa décision d’ordonner l’arrêt de leurs énormes profits en Syrie. Mais leur principal argument selon lequel un terrorisme résiduel demeure en Syrie est un argument bidon qui frise l’hypocrisie la plus éhontée. En effet, ce n’est plus qu’une question de temps avant que la Russie, l’Iran, les forces gouvernementales syriennes et leurs milices affiliées nettoient les groupes terroristes réfugiés dans la zone contrôlée par les États-Unis en Syrie orientale, et réduisent les groupes extrémistes soutenus par les États-Unis retranchés à Idlib. En clair, la lutte contre le terrorisme sera menée à sa conclusion logique dès que les forces américaines cesseront de se mettre en travers du chemin des forces antiterroristes et que le Pentagone abandonnera son rôle de perturbateur.

Par conséquent, paradoxalement, la décision de se retirer de la Syrie et le redémarrage de l’alliance turco-américaine ne peuvent que renforcer la capacité des États-Unis à influencer le processus de paix syrien et la politique de la région en général. Il est intéressant de noter que l’annonce de Trump est intervenue au moment où un accord a été conclu à Genève sur la composition du comité chargé de rédiger une nouvelle constitution pour la Syrie, ce qui constitue un moment déterminant dans le processus de paix parrainé par les Nations Unies.

MK Bhadrakumar

Original: Trump’s Syrian pullout is a game changer

Traduit par Entelekheia

Source:  Entelekheia, le 22 décembre 2018