Intellectuels, progressismes et gauches en Abya Yala

Bref, s’il y a une défaite culturelle et intellectuelle, la défaite électorale et politique suit. Il faudra penser, dans nos forums et cadres de discussion progressistes ou de gauche qu’il est urgent, comme l’a dit le théologien brésilien de la libération Frei Betto, de « retourner au travail de base et promouvoir l’alphabétisation politique du peuple ».

Soudain, de façon pas si inattendue que ça, le mal que nous pressentions a fini par se produire. Le résultat politique au Brésil [1], la douloureuse décadence sud-américaine – à l’exception de la persistance du combat bolivien – et la consolidation de l’assaut géopolitique yankee au niveau général, ont réussi une fois de plus à assiéger efficacement les territoires latino-américains.

 

Le politique et le social au sens large ou le niveau électoral et les résistances sociétales sur un plan plus restreint, tendent à être séparés lorsqu’on évalue les combats latino-américains. De nombreux analystes politiques continuent à dissocier la dimension politique des luttes sociales qui ont exprimé un rejet populaire massif du plan d’ajustement néolibéral dans les années 80 et 90, des avancées politico-électorales qui ont eu lieu dans la région à partir de la prise de pouvoir de Hugo Chávez. De même qu’il n’est pas possible de comprendre la détérioration progressive du consensus néolibéral dans Notre Amérique sans recourir à la photographie des mouvements sociaux et populaires qui défilent sur les avenues des villages et des grandes villes d’Amérique latine, il n’est pas soutenable de penser que le recul des progressistes sur le continent ne signifie pas une rupture avec les stratégies autonomes du camp populaire latino-américain.

Justice, équité, welfare: bof, des entraves au progrès!

 Les droites avancent

Du 6 au 10 décembre 2015, lorsque l’opposition vénézuélienne s’affirme dans les assemblées législatives et que la droite argentine prend le pouvoir par bulletin de vote, l’offensive de la droite dans la région s’entrelace avec ce qui, dès 2013 (pas par hasard l’année de la mort de Chavez) a ravivé la désillusion populaire face aux gouvernements post-néolibéraux. Le coup d’État parlementaire contre PT au Brésil, la prise de pouvoir de Donald Trump aux USA et l’emprisonnement de Lula da Silva en 2018, rendent explicite le caractère du désarmement du camp populaire sur le continent. Dans ce récit pessimiste de ce qui s’est passé “en haut” (dans l’arène politico-étatique), les projections les plus heureuses pour l’avenir du Mexique valent peut-être la peine d’être soulignées : même si elles ne sont que spéculations et interrogations [2], au moins elles laissent entrer une bouffée d’air frais à travers cette petite brèche institutionnelle. Au vu de l’état des choses sur la plan régional, le Mexique constitue un espace d’action et une référence face àla dérive des progressistes latino-américains.

En tout cas, face à un panorama de récession économique et de dislocation sociale, produit d’une attaque néolibérale aveugle, sourde et muette qui prend corps avec superbe, les voix, les yeux et les mots qui peuvent briser le cercle, aident à ébranler – du moins modestement – le géant. Aujourd’hui qu’en Argentine par exemple, il n’y a plus rien à toucher, de l’endettement à la criminalisation fasciste la plus insoupçonnée de la pauvreté, à l’éducation, à la santé et aux droits sociaux les plus fondamentaux, il est essentiel de lire des textes qui transcendent les données statistiques et peuvent servir à démystifier la misérable réalité.

Le problème de la gauche
-Au fond, on veut la même chose…
-Mais un tas de nuances nous séparent
L’avantage de la droite
-Un tas de nuances nous séparent…
-…Mais on est d’accord sur le fond !

Pensée et action

Miguel Mazzeo dit, en pensant à l’Argentine après l’événement politique de 2001, qu’il subsiste dans les traits, la praxis et les sensibilités une sorte de génération intellectuelle critique qui, ces dernières années, a vu fleurir, dans la chaleur du processus historique contemporain, une subjectivité d’insubordination à vocation émancipatrice [3]. A la suite de Casullo, Mazzeo dira que la difficulté à identifier cette intellectualité insurrectionnelle qui a reverdi depuis le début du siècle, provient de la centralité qu’ont gardé les vieilles compréhensions dogmatiques de la gauche ou la dichotomie traditionnelle intellectuels libéraux/républicains et populistes/étatiques. Ces derniers temps, la scène de discussion latino-américaine a été occupée par un débat très proche de ces pôles, les progressistes réellement existants doivent beaucoup à la bifurcation mentionnée ci-dessus. Il n’est donc pas étrange de penser que face à la détérioration régionale et à l’offensive néocoloniale, les extrémités de la corde qui expriment le mieux ce débat se resserrent, du moins c’est ce que l’on a pu constater au 1er Forum mondial de la pensée critique organisé par le Conseil latino-américain des sciences sociales (CLACSO), Le problème ici ne réside pas dans le choix de l’angle choisi pour tenir un discours politique, le drame qui en résulte pour nous tous est que les pertes électorales ou politico-étatiques évoquées plus haut ont été préfigurées par des défaites culturelles et intellectuelles beaucoup plus importantes.

Il arrive que le fossé entre “ceux qui pensent” la politique et ceux qui accumulent les forces et occupent les espaces dans le cadre étatique (qu’ils soient plus ou moins libéraux, plus ou moins étatistes…) doit être remis en question, mérite de l’’être, mais en même temps il doit impliquer une invitation à faire des bilans et à ouvrir des perspectives. C’est-à-dire que la pensée critique latino-américaine, qui tend d’ailleurs à traverser les couloirs de la politique institutionnellement vécue tout en marchant sur les raccourcis de la connaissance scientifique et de la création de la théorie critique, n’est pas épuisée dans les modèles classiques de discussion entre libéraux et étatistes. Nous ne pensons pas qu’il y aura là des fermetures, il s’agit plutôt de faire les premiers pas. Les bonnes initiatives visant à réunir les sciences sociales, la pensée critique et la situation politique en Amérique latine sont peut-être une porte qui s’ouvre.

Pour en revenir à Mazzeo, la gauche à venir et la génération intellectuelle qui se forge dans ces brèches ne vénère pas un collectivisme sublimé, tout comme nous ne croyons pas que qu’elle endosse l’ambivalence de l’époque dans laquelle elle tente de survivre. Les jeunes qui discutent et souffrent de l’offensive néolibérale dans les mouvements populaires, les universités et les collectifs de résistance, comprennent qu’il ne faut pas céder un pouce dans la lutte pour la production du savoir social (et académique), qu’il faut discuter du réalisme politique, rejetant par exemple l’idée de la « fin des gauches et des droites »´, quand le conflit social vécu indique que ces catégories ont une santé relative et se montrent vigoureuses pour les futurs combats ; mais ils assimilent aussi le fait que les querelles d’en bas contre le néolibéralisme qui a repris force, nécessitent un dialogue avec les protagonistes qui d’en haut s’agrègent pour remettre en cause politiquement les macrismes flambant neufs et les bolsonarismes réels.

Bref, s’il y a une défaite culturelle et intellectuelle, la défaite électorale et politique suit. Il faudra penser, dans nos forums et cadres de discussion progressistes ou de gauche qu’il est urgent, comme l’a dit le théologien brésilien de la libération Frei Betto,  de « retourner au travail de base et promouvoir l’alphabétisation politique du peuple ».

Notes

[1] Brasil, América Latina y nuestro futuro https://iberoamericasocial.com/brasil-america-latina-y-nuestro-futuro/

[1]  América Latina y la conciliación de clases https://www.jornada.com.mx/2018/08/19/opinion/022a1mun#

[1] Miguel Mazzeo (2012) “Conjurar a Babel. La nueva generación intelectual argentina a diez años de la rebelión popular de 2001” El Colectivo, Buenos Aires, p. 16.
 

Oscar Soto

Original: Intelectuales, progresismos e izquierdas

Traduit par Fausto Giudice Фаусто Джудиче فاوستو جيوديشي

Source: Tlaxcala, le 17 décembre 2018