Gilets jaunes: « Les riches sont de plus en plus riches et nous, on est délaissé »

Des fins de mois impossibles au sentiment d’être méprisés, tenus à l’écart des décisions politiques, les gilets jaunes, qui manifestaient samedi à Paris, exprimaient une aspiration profonde à la démocratie, à l’égalité, à la justice sociale.

Ils n’ont pas tous enfilé le gilet, mais le jaune se décline partout, avec humour, en de multiples accessoires : bonnets, bottes, cirés, sacs à dos. Sur le parvis de la gare Saint-Lazare, ce samedi matin, Parisiens et manifestants venus de province ou de banlieue convergent dans une ambiance bon enfant, entonnant les mêmes chansons, unis dans un même slogan : « Macron démission ! » Sur le seuil de la gare, Jean-Philippe observe avec satisfaction cette foule bigarrée. Ce musicien de 53 ans vit à Melun (Seine-et-Marne). « Que des gens silencieux depuis si longtemps manifestent enfin leur détresse et leurs espoirs, ça fait plaisir, sourit-il. Il y a un vrai ras-le-bol, une vraie souffrance, mais aussi un vrai désir. On ne peut pas contenir ça par la ­répression, ça ne tiendra pas longtemps. C’est un beau moment dans la vie du pays. »

Le 8 décembre, à Paris : « Les coups, ce n’est rien. Les grenades lacrymogènes, on s’y habitue. Ce qui fait mal, c’est la politique qu’ils nous infligent », un manifestant.Photo Julien Jaulin/Hanslucas

« On ne travaille plus pour vivre, mais pour survivre »

En terrain familier, deux jeunes cheminots se joignent au rassemblement. Ils refusent de donner leurs prénoms. Ils ont à peine plus de 30 ans. Les raisons de leur colère : « Le pouvoir d’achat, en priorité. » Le premier peut gagner jusqu’à 2000 euros en comptant les primes, « mais ça ne suffit pas ». « Une fois que j’ai payé le loyer, le gaz, l’électricité, déboursé 400 euros d’essence, il me reste à peine de quoi me nourrir, calcule-t-il. Je n’ai plus de loisirs. Je ne peux pas fonder de famille : je ne pourrais pas l’assumer. On ne travaille plus pour vivre, mais pour survivre. » Il est entré à la SNCF voilà trois ans, n’est pas syndiqué, n’a jamais participé à aucune grève, aucun mouvement social. « Là, c’est pour la bonne cause. On a la possibilité d’exprimer notre mécontentement, se réjouit-il. On nous demande des efforts depuis des années. Maintenant ça suffit. Vous devriez manifester aussi ! » Son collègue, lui, vit en couple, il est père d’une petite fille. « À deux, on gagne 3 000 euros par mois. On ne s’en sort pas. Le gouvernement doit réaliser que les gens n’en peuvent plus. Il y a trop d’inégalités : les riches sont de plus en plus riches et nous, on est délaissés. »

« Je suis une rien, je fais un métier de rien pour 800 euros »

Le cortège s’ébranle, emprunte la rue Saint-Lazare puis tourne à droite, en ­direction du Printemps et des Galeries Lafayette. Pas de vitrines de Noël aujourd’hui, les grands magasins se sont barricadés. Les pancartes donnent le ton de la mobilisation : « Bloquer l’économie », « Taxons les riches ! », « Démocratie », « Stop à la finance au pouvoir », « Rétablissement de l’ISF ». Au carrefour, impossible d’emprunter le boulevard Haussmann, bouclé par les rangées bleues des blindés de la gendarmerie. De l’autre côté du boulevard, la manifestation est vite prise dans une nasse, immobilisée.
Soudain, des groupes de gilets jaunes surgissent en courant de la rue Joubert. Le jeu du chat et de la souris commence. Un imposant véhicule blindé muni d’un canon à eau prend position à l’angle de la rue de Provence et de la rue Caumartin. Les CRS bouclent tout le secteur. Une dame toute petite, toute frêle, la soixantaine, les traits abîmés par la vie, observe la scène avec effarement. « Je commence à voir l’Espagne de Franco », souffle-t-elle. Immigrée espagnole, elle vit en France depuis dix-huit ans, refuse de dire son nom, son métier. « Écrivez que je suis une rien, que je fais un métier de rien, à temps partiel, pour 800 euros par mois », grince-t-elle. « Je n’ai ni voiture, ni permis, rien de tout ça.
Je suis là pour le passe Navigo, qui est passé à 75 euros. On n’arrive pas à la fin du mois, on ne vit plus, on ne s’achète plus de vêtements. On veut dire nos douleurs. On ne veut plus que ce soit la finance qui gouverne », explique-t-elle. Elle évoque l’évasion fiscale, les délocalisations, l’austérité qui a mis les peuples grec, portugais, espagnol à genoux. « On ne veut pas d’Europe à ce prix ! » Puis elle égrène les amabilités de Macron sur les Français : les riens, les fainéants, les réfractaires, les mafieux, les alcooliques, les illettrés. « Je suis pacifique. Mais voir cette répression, entendre qu’à la radio, à la télévision, ils n’ont que le mot pédagogie à la bouche, comme des perroquets, ça me donne la rage. On nous répète que Macron doit prendre de la hauteur avant de parler. Au lieu de prendre de la hauteur, il ferait mieux de redescendre sur terre ! » Avant de s’éclipser, elle se fait une promesse : « Pour samedi prochain, je préparerai un cahier de doléances. »
Les grands boulevards sont impraticables. Un dispositif aux allures militaires empêche toute jonction des cortèges formés dans la capitale au fil de l’eau. Des groupes de manifestants marchent au hasard, dans les rues reliant le boulevard Haussmann au boulevard des Italiens. Des blindés foncent à toute allure vers le boulevard Montmartre, d’où s’élèvent les premières volutes de gaz lacrymogène. À l’orée de la rue Helder, des CRS plaquent au sol deux jeunes femmes. Sans la moindre raison. Les hurlements d’un couple de touristes américains perdus là les dissuadent d’en faire davantage. Hagardes, les manifestantes maltraitées restent assises sur le trottoir. Elles sont venues du Jura, avec un groupe de gilets jaunes.
« Les coups, ce n’est rien. Les grenades lacrymogènes, on s’y habitue. Ce qui fait mal, c’est la politique qu’ils nous infligent », lâche, amer, l’un de leur camarade. Le regard clair, barbe rousse de quelques jours, bonnet noir et parapluie rouge à la main, il se nomme Julien. Au dos de son gilet jaune, il a inscrit : « Non à l’oligarchie, oui à une vraie démocratie. » Il a 36 ans, travaille comme grimpeur-élagueur pour 1 500 euros par mois. Il rêve de permaculture, voudrait construire une maison passive – hors de ses moyens –, se montre intarissable sur la transition énergétique, évoque les espèces d’oiseaux qui disparaissent. « On a encore la possibilité de changer ça. À l’avenir, ce n’est pas dit », prévient-il. Quelle issue à la crise qui secoue aujourd’hui le pays ? « Il faut réécrire la Constitution, renverser ce régime et rendre le pouvoir au peuple, pour qu’ils cessent de nous traiter ainsi ! 

Ils vont revenir à Paris « jusqu’à ce qu’ils nous entendent »

Sur le boulevard, un gilet jaune agite un drapeau blanc. Les blindés remontent en sens inverse en direction de la place de l’Étoile. Des heurts ont éclaté avenue de Friedland. Une drôle d’atmosphère baigne les quartiers chics, quadrillés de cordons policiers. Sur la place Vendôme, palaces, bijouteries et boutiques de luxe se sont claquemurés derrière des panneaux de contreplaqué. Des grilles antiémeute barrent l’entrée de la rue du Faubourg-Saint-Honoré et tous les accès vers l’Élysée. Un rassemblement compact se forme place Saint-Augustin. Il est dispersé par une pluie de grenades lacrymogènes. Les manifestants se replient sur le parvis de la gare Saint-Lazare, où les mêmes scènes se répètent. Rue de Rome, Boula, écharpe rouge autour du cou, s’insurge contre le traitement infligé aux lycéens de Mantes-la-Jolie, sa ville.
Ce commercial de 33 ans, fils de Marocains, se dit « fier d’être gilet jaune et français ». « Nous avons grandi dans la pauvreté, toutes nos révoltes ont été écrasées. Maintenant, c’est toute la France qui expérimente ce que vivent depuis toujours les familles immigrées de banlieue », expose-t-il. Réfugiés dans le seul café du coin encore ouvert, Gaëlle et son fils Joey, venus de Cherbourg, racontent leur journée d’errance à Paris. Année blanche, pour lui. Avec Parcoursup, il n’a pas eu d’affectation à l’université. « Une école privée, c’est trop cher. » Employée de Naval Group, Gaëlle subvient seule à ses besoins et à ceux de son fils, avec un salaire de 1 500 euros par mois. « Oui, ce mouvement change des choses ! Il impose une prise de conscience des injustices, des écarts sociaux », veut croire cette quinquagénaire, outrée qu’on prenne « les gens du peuple pour des larbins, juste bons à travailler, à payer et à se taire ». « Il faut revenir aux valeurs de solidarité, d’entraide, de convivialité », s’enthousiasme-t-elle. Son fils ne pense pas autre chose : « L’argent ne doit plus passer avant l’être humain. »

Rosa Moussaoui

Source: Tlaxcala, le 10 décembre 2018

Publié par l’Humanité