Philip Roth, trois entretiens avec Primo Levi

Nous aimerions rappeler Philip Roth (1933-2018) -en plus de son extraordinaire production littéraire- pour le rôle central qu’il a joué pour faire connaître Primo Levi dans le monde anglophone.  Dans cet essai, Marco Belpoliti examine les rencontres entre Roth et Levi qui ont conduit à trois versions d’une interview mémorable.- Centro Primo Levi

Un des plus beaux livres de Philip Roth  n’est pas un roman, ni même un recueil de nouvelles, mais plutôt un livre d’entretiens. Il s’intitule Shop Talk (en italien Chiacchiere di bottega, en français Parlons travail, Gallimard 2004). Ce livre publié en anglais en 2001 contient une série de conversations avec d’autres écrivains. Ce sont des entretiens précédés de portraits fulgurants des personnes que Roth a rencontrés, depuis Aharon Appelfeld à Ivan Klíma, d’Isaac Bashevis Singer à Milan Kundera ; viennent ensuite le récit d’une visite qu’il a faite à Edna O’Brien et un échange épistolaire avec  Mary McCarthy, un portrait de Philip Guston et une série de brèves notes de lecture sur les livres de Saul Bellow. Ce sont de très beaux textes dans lesquels Roth ne montre pas seulement qu’il est un excellent lecteur – comment pourrait-il en être autrement puisqu’il est écrivain ? – mais aussi un critique, ce qui n’est pas le cas de tous les écrivains, surtout s’ils sont célèbres. Un critique est une personne qui pénètre au plus profond des livres qu’il lit, qui parcourt la fine toile qui les compose et en tire des observations d’ordre général sur la littérature, sur le monde et sur lui-même. Dans ces « conversations de boutique », Roth montre sa très grande humilité. Il ne se place jamais au-dessus des auteurs qu’il rencontre et ne porte jamais un regard hautain sur leurs livres : il va les voir et les interroge. Comme ami autant que comme admirateur, avec une curiosité qui stupéfie chez un auteur aussi complexe, riche et profond. Sa profondeur vient de son intelligence qui, pour être très vive, n’est jamais cynique ni sentimentale, mais toujours disposée à comprendre.

Le livre, désormais incorporé au recueil de ses essais intitulé  Why Write? Collected Nonfiction 1960-2013 (The Library of America, New York 2017), s’ouvre sur une conversation avec Primo Levi, l’écrivain que Philip Roth a probablement le plus admiré, au moins parmi les écrivains non américains. Une conversation vraiment passionnante dont l’histoire est intéressante, à commencer par le fait qu’elle n’est pas la seule qu’on puisse lire. Il s’agit d’un entretien qui, en dépit de ses innombrables variantes, existe en au moins trois versions qui nous disent quelque chose des rapports entre Roth et Levi, mais aussi de la façon dont Levi concevait son œuvre. Ces jours-ci ci sort chez Einaudi le troisième volume des Œuvres complètes de l’écrivain turinois, avec le sous -titre :  Conversazioni, interviste e dichiarazioni (Conversations, entretiens et déclarations), que j’ai édité et qui contient deux des versions de cette conversation. Mais commençons par le commencement, quand Roth et Levi se sont connus. 

                                     Roth (à g.) avec Levi dans son studio de Turin                                                

À Londres et à Turin                      

Les deux écrivains se sont rencontrés pour la première fois à Londres en avril 1986. Levi s’était rendu à une conférence à l’Institut Italien de la Culture dirigé par Giorgio Colombo. C’était le deuxième voyage que l’écrivain, maintenant reconnu, faisait dans un pays anglophone, après celui qu’il avait fait aux USA l’année précédente. Il était accompagné de sa femme Lucia. Ils avaient laissé à Turin les deux personnes âgées dont ils s’occupaient avec des aides familiales et des infirmières, la mère de Primo et celle de Lucia, deux femmes très âgées et mal en point.

Ce fut Gaia Servadio qui organisa la rencontre avec l’écrivain américain. Journaliste et écrivaine, Gaia Servadio vit à Londres depuis 1956 et collabore à plusieurs journaux, dont  La Stampa, auquel collabore également Levi. De plus, c’est la fille de Luxardo, un chimiste que Levi a connu à Siva et dont la mère et la grand-mère sont mortes à Auschwitz. Gaia était très sympathique à Primo, selon ce qu’en dit Ian Thomson dans Primo Levi. Una vita [Primo Levi. Une vie] (Utet), récemment traduit par Elena Gallitelli. La journaliste italienne connaît Roth et le fréquente, comme elle le raconte dans Raccogliamo le vele [Amenons les voiles] (Feltrinelli 2014), un livre dans lequel elle porte des jugements pas toujours tendres sur l’écrivain américain. Levi et elle se rencontrent pour déjeuner et l’affaire est conclue. La demande de rendez-vous vient de Roth, qui est un admirateur de l’écrivain italien. La rencontre à lieu à l’Institut culturel italien, au 39  Belgrave Square. Ils conversent en se promenant. À la fin l’Américain confie à Gaia qu’il a rencontré un homme merveilleux. C’était le mercredi 16 avril 1986.

Un week-end de septembre de la même année, Roth arrive à Turin. Il s’est arrangé pour pouvoir interviewer Levi pour la  New York Times Book Review, à laquelle auquel il collabore. Il est accompagné dans la cité piémontaise par son épouse Claire Bloom, l’idole de Levi depuis qu’elle a tenu le premier rôle dans Les Feux de la rampe de Chaplin, son film-culte. Ils partent immédiatement pour la Siva, car Roth est curieux de voir l’endroit où Levi a travaillé pendant trente ans. Ils sont accompagnés de Paola Accardi, fille du propriétaire de l’entreprise et directrice de l’usine. Paola a vécu en Angleterre et parle bien l’anglais. Elle a épousé un chimiste anglais qui a pris le poste de l’écrivain quand celui-ci est parti en retraite. Primo lui demande de conduire la voiture et de l’aider à communiquer avec Roth. Il semble qu’il ait dit à Paola : « Je ne peux pas conduire et parler en même temps ».La nouvelle directrice de Siva connaît bien Primo, pas seulement parce qu’elle est la fille de Federico, dit Rico, le propriétaire de la compagnie, non seulement personnage de référence dans la vie de Levi, et pas seulement professionnelle, mais aussi parce que pendant quelques années elle a été voisine de l’écrivain et qu’ils faisaient donc la route ensemble  pour aller travailler.  Paola a raconté à Carole Angier que ce trajet en voiture avait été fatigant, étant donné que Primo était resté presque toujours silencieux et que cela l’avait intimidée. (Il doppio legame. Vita di Primo Levi [Le double lien. Vie de Primo Levi], traduction de Valentina Ricci, Mondadori 2004). Auparavant, elle avait également hébergé Levi à Londres, quand elle y habitait, et, à cette occasion, le chimiste s’était montré drôle et sympathique.

La visite à l’entreprise chimique constitue la première partie du texte de Roth, un petit chef-d’œuvre d’observation psychologique. Il découvre un Levi qui porte toujours l’usine dans son cœur, un Levi qui a le nez aussi sensible que celui d’un chien – son odorat est l’une des raisons qui, selon lui, l’ont poussé à devenir chimiste – mais qui est « concentré et immobile comme un écureuil » quand il écoute ses collègues parler. Roth comprend que le caractère unique de Levi est qu’il est plus un chimiste artiste qu’un écrivain chimiste. Cette observation est digne d’intérêt, puisque   personne jusque-là, du moins en dehors du cercle intime de l’écrivain, n’avait souligné sa personnalité d’artiste. Roth remarque aussi que, des artistes du XXe siècle intellectuellement doués, « c’est probablement celui qui s’est le mieux adapté à son environnement sous tous ses aspects », une manifestation de sa résilience, dirait-on aujourd’hui, que ce soit à Auschwitz ou dans sa vie quotidienne, à Turin et à la Siva.

 Les deux biographes de Levi, Angier et Thomson, racontent avec beaucoup de détails ce week-end avec Philip Roth et Claire Bloom à Turin. L’enthousiasme avec lequel Levi a été accueilli par les gens de l’usine – il était à la retraite depuis douze ans – ainsi que les réactions de l’écrivain : « Voici un autre fantôme », murmure-t-il à l’oreille de Roth en apercevant un employé du bureau central, où il travaillait autrefois, quand il s’approche pour venir le saluer. La conversation se poursuit ensuite au 75 du Corso Re Umberto, dans l’atelier de l’écrivain, que Roth décrit dans son essai. De cette visite restent quelques belles photos qui les représentent tous deux devant les rayons de la bibliothèque de Levi. Roth a une barbe noire avec quelques mèches blanches, Levi a son bouc blanc. Très différents physiquement, ils le sont également par le caractère ; on comprend qu’ils s’apprécient. En outre, depuis l’annonce de l’arrivée de Roth, Levi a été flatté par cette visite et par la demande d’entretien de la part d’un journal américain aussi important. C’est justifié, car cela fera beaucoup pour la renommée dont il jouit aux USA et qui a déjà  été confortée par les traductions, les hommages et le voyage au cours duquel il a donné des entretiens et des conférences.  Primo trouve Claire très sympathique, non seulement parce que c’est une actrice célèbre et une belle femme, mais aussi parce qu’elle manifeste une sensibilité qui frappe l’écrivain italien. Le lendemain, ils visitent Turin, déjeunent ensemble, vont à la librairie d’Angelo Pezzana, la Luxemburg, où Roth signe des exemplaires de ses livres. Un dîner au Cambio, le restaurant classique de Turin, couronne cette plaisante rencontre.

Dans le studio de Levi, ils parlent ensuite de beaucoup de choses. Aucune, ou presque, ne sera mentionnée dans les entretiens, car – et voilà ce qui est intéressant, comme l’a remarqué Domenico Scarpa – l’entrevue n’a pas été enregistrée, et Roth n’a pas non plus frénétiquement pris de notes sur un carnet : tout s’est passé par écrit et à distance. Quand ils se séparent, Roth s’engage à envoyer une série de questions et Levi à y répondre par écrit. Cela ne signifie pas que ce que Roth ait vu et compris lors de cette deuxième rencontre avec le chimiste de Turin n’entre pas dans les entretiens publiés. L’œil curieux, et même vorace, de Roth a saisi beaucoup de choses sur Levi, et puis il a lu attentivement ses livres pour avoir une idée très précise de sa personnalité en tant qu’écrivain et en partie en tant qu’homme, comme il ressort de questions qu’il lui enverra   peu de temps après, puisque l’entretien sera publié un peu plus d’un mois plus tard dans le magazine américaine, datée du 12 octobre 1986.

Tous les deux sont des auditeurs attentifs de l’autre, bien que Roth, dans l’introduction à l’entretien, attribue cette qualité uniquement à Levi. Mais ceux qui lisent maintenant Shop Talk constateront cette qualité chez l’Américain : il sait se mettre à l’écoute de l’autre afin de capter les inflexions, le ton de la voix, les passages les plus importants. Les écrivains, écrit-il dans l’entretien avec Levi, comme les êtres humains en général, se divisent en deux catégories, “ceux qui savent écouter et ceux qui n’en sont pas capables”. Ils sont tous les deux de la première catégorie. Roth sait aussi voir. Une extraordinaire faculté d’observation qui vaut plus que de nombreuses lectures critiques pour saisir la personnalité littéraire de Levi : « Dans son corps et dans son visage, on devine – au contraire de la plupart des hommes – le corps et le visage de l’enfant d’autrefois ». La curiosité de Levi, trait fondamental de ses écrits, est la partie visible de l’iceberg de sa personnalité la plus secrète. L’Américain ajoute également une autre observation foudroyante : « Sa vitesse de réflexion est presque palpable, sa perspicacité vibre en lui comme une petite flamme intérieure ». Ce commentaire nous permet de comprendre en quoi le corps est un élément important de la personnalité de Levi, une manière d’être qui s’allie à la vigilance de l’intellect, la perspicacité, qui est un moyen de saisir les choses au vol : il a décidément du flair. Peut-être qu’ici, Roth ne parle pas seulement de Levi, mais aussi de lui-même.

 Quand ils se séparent, le lundi 8 septembre, l’écrivain américain remarque une certaine tristesse chez son nouvel ami, qui lui confirme certaines intuitions qu’il avait eues à Londres lors de leur précédente conversation. Levi n’a pas mentionné la dépression qui le rongeait depuis un certain temps,  néanmoins Roth ressent ce genre d’impression, ainsi que celle d’une personnalité d’où émane la tranquillité. Une dualité réellement insolite. C’est plutôt la femme de Roth, Claire Bloom, montrant plus d’empathie envers la douleur de Primo Levi, qui semblera ressentir plus profondément la souffrance de Levi. On le sait, Roth lui-même souffrira de dépression par la suite. Claire a raconté à Thomson que le regard de Primo au moment des adieux lui avait fait forte impression. Ce sont des déclarations a posteriori, faites après le suicide de Levi, mais il est évident que Claire avait perçu cette douleur profonde que l’ami turinois gardait au fond de lui-même : « je ne sais pas exactement ce que c’était, mais j’avais compris quelque chose, et Primo comprenait que j’avais compris. Un échange étrange s’était produit, une sorte de reconnaissance mutuelle, très très forte. Si Primo avait compris quelque chose sur lui-même, je ne le sais pas ». Elle avait envie de pleurer. Levi, serrant Roth dans ses bras, lui dit : “Je ne sais pas qui de nous est le grand frère et qui est le cadet”. Le plus vieux, et de plus d’une décennie, c’était lui, Primo.

Les trois entretiens

Comme on l’a dit, le premier texte a été publié dans La  New York Times Book Review en octobre de la même  année. Il comporte six questions et six réponses. À la fin du mois, les 26 et 27, il paraît en deux épisodes dans le journal italien La Stampa. Ce n’est pas le même texte que la version américaine. Les questions et les réponses sont toujours au nombre de six, mais il y a beaucoup de différences. D’abord, le préambule, la partie qui raconte la visite de Roth à Turin, la plus littéraire, si on peut dire, qui comprend la description du lieu, de Levi lui-même, des sculptures au fil de cuivre que Levi fabrique pour le plaisir, n’y figure pas. Et il y a d’autres différences. Dans l’avant-dernière réponse, celle consacrée à Maintenant ou jamais , il n’y a pas  la référence à des écrivains tels que Joseph Roth, Singer, Malamud et Potok. Ensuite une allusion au dernier chapitre de Si c’est un homme, intitulé « Histoire de dix jours », a été coupée. Mais il y a quelque chose de plus dans la version du quotidien de Turin : la mention du médecin de Levi,  le frère de Natalia Ginzburg et donc cette citation: « C’était le frère de Natalia Ginzburg : connais-tu ses livres? C’est aussi une Levi, mais pas de ma famille». Détail curieux, étant donné que c’était Natalia qui avait communiqué à Primo son refus et celui de Pavese de publier en 1947 Si c’est un homme chez Einaudi. Lui- même ne s’interdit pas de la faire connaître à Roth.

Il y a une raison précise qui explique la différence entre les deux versions. Ils ont une origine commune. Il s’agit d’un texte dactylographié de 18 pages qui comporte 10 pages de questions et 8 pages de réponses, rédigées sur l’ordinateur de Levi. Les questions de Roth sont en anglais et les réponses de Levi en italien avec quelques encarts en anglais, des expressions que Levi a traduites directement pour Roth. Ce sont les trois entretiens.

Entre la version de la New York Times Book Review et celle recueillie dans Shop Talk (2001), il existe plusieurs différences : des  corrections et des clarifications; et celle contenue dans les Œuvres Complètes volume III provient de Why Write ? (2017), à son tour corrigée par Roth par rapport aux deux publications précédentes (et par conséquent également différente de celle contenue dans la traduction italienne de Shop Talk de 2004). Des changements importants mais non décisifs, qui font partie de la réinterprétation et de la relecture habituelles de l’auteur ; toutes les traductions italiennes sont de Norman Gobetti.

Le résultat de la visite de Roth à Turin n’a pas été une conversation orale, mais écrite. Il s’agit donc d’un échange de textes écrits. Certes, les discussions dans le studio de Levi et d’autres conversations tenues dans la rue, au restaurant, pendant leurs déplacements et à l’usine Siva ont suscité des questions, mais les questions et les réponses sont toutes écrites.

Par la suite, Levi a remis à Einaudi une copie de la version complète, avec les questions de Roth et ses réponses écrites à l’ordinateur, et cette copie est restée pendant de nombreuses années dans la chemise qui contient sa correspondance avec l’éditeur, qui est par ailleurs l’éditeur italien de Roth, qui a également retraduit et fait réimprimer ses premières œuvres précédemment parues en Italie.

Le volume complet des Œuvres Complètes, qui contient 140 entretiens sur plus de 300 recensés, comprend à la fois la version dactylographiée de Levi (avec les questions en anglais et leur traduction) et celle figurant dans la New York Times Book Review, mais dans la dernière version, celle qui  figure dans Why Write?, comme l’a demandé Roth par l’intermédiaire de son agent américain. La version de La Stampa de la conversation peut quant à elle être lue dans les archives en ligne du journal et dans le volume Primo Levi. Conversazioni e interviste 1961-1987,  que j’ai édité chez Einaudi en 1997.

Réponses à Philip Roth

C’est le titre donné dans les Œuvres Complètes, au tapuscrit de Roth et Levi, l’échange le plus large entre les deux écrivains qui nous reste. Quelles sont les principales différences avec les deux autres versions ?  Dans celle qui a paru dans la New York Times Book Review, les questions et les réponses sont au nombre de six; le même nombre que pour la version de La Stampa. En revanche, dans le texte paru dans Shop Talk, il y a une question et une réponse de plus, déjà présentes dans Réponses à Philip Roth et qui en sont reprises.

Il s’agit du thème de l’identité juive qui, ce n’est pas un hasard, est aussi un des fils conducteurs du livre : Roth traite dans le volume de six écrivains juifs, dont quatre sont interviewés (Levi, Appelfeld, Klíma et Isaac Bashevis Singer). Roth cite un texte de l’historien Arnaldo Momigliano sur les Juifs piémontais publié dans la New York Review of Books, où il est souligné qu’ils faisaient moins partie de la vie italienne qu’ils ne le pensaient. Roth lui demande: à quel point penses-tu faire partie de la vie italienne ? Et ensuite : dans quelle mesure restes-tu une impureté, « le grain de sel ou la graine de moutarde » ? Ce sentiment de non appartenance a-t-il disparu? Ce n’est pas une mince question, car dans la dernière période de la vie de Levi, la définition d’écrivain juif s’était ajoutée à celle de témoin et d’écrivain chimiste. Levi l’avait acceptée avec une certaine réticence. D’ailleurs, la question s’est posée après la publication de  Maintenant, ou jamais. Car l’histoire de la bande de partisans juifs est le centre de gravité de ce roman, le seul que Levi ait écrit en ayant recours à la fois à la fiction et à l’histoire. Levi répond qu’il ne voit pas de contradiction entre les deux choses : appartenir à une communauté spécifique et être un élément qui donne du goût (le sel et la moutarde). Les Juifs italiens, a-t-il répondu, ont grandement contribué à la vie de l’Italie, tout en restant fidèles à leurs propres traditions. La question de Roth néglige un changement de paradigme que l’écrivain américain ne pouvait certainement pas comprendre, le fait que Levi, écrivain antifasciste, résistant antinazi et antifasciste, soit devenu dans les années quatre-vingt l’écrivain juif de la Shoah.

Dans la réponse, il y a une note intéressante qui, bien que reprise dans la version publiée sous forme de livre de l’interview, dans Shop Talk et dans le dernier volume américain des œuvres non romanesques de Roth, ne figurait pas auparavant : l’idée que Levi  pense appartenir à ce qu’il appelle les « écrivains de la frontière », parmi lesquels il cite Naipaul, Duras, Gordimer, Rushdie, Canetti et Kundera pour l’étranger et, pour l’Italie, Rigoni Sterni, qui « appartient à une minorité allemande archaïque », Tomizza en tant que slovène, Bassani en tant que juif et Sciascia en tant que sicilien : « En somme, dit-il, être dépositaire de deux traditions, ce qui est le cas pour les Juifs mais pas seulement pour eux, est une richesse, pour les écrivains, et pas seulement pour les écrivains ». La référence à sa place entre science et littérature, les “deux cultures” de C. P. Snow, est aussi manquante. Puis un autre petit détail concerne  sa relation avec Israël. Dans le texte dactylographié Levi écrit : « En Italie, il n’y a pratiquement pas d’antisémitisme, en effet, le judaïsme est perçu avec intérêt et le plus souvent avec sympathie, même s’il existe des sentiments contrastés  envers Israël ». Dans les traductions ce « contrastés » devient: « ambigus ». La question de la relation avec Israël est encore une autre affaire chez le juif italien Primo Levi. Sans  trop entrer dans les détails, certaines parties ne sont pas reproduites dans les deux autres entretiens, mais  présentes dans le texte dactylographié Risposte a Philip Roth, qui paraissent intéressantes : la référence à Soljenitsyne et à son livre Ivan Denisovitch, et celle au film Le pont sur la rivière Kwaï, tous deux cités quand ils évoquent le travail bien fait dans le Lager [le camp de prisonniers, NdT]. Puis une question de Roth  a disparu, celle où il cite un long passage de Si c’est un homme  consacré au malheur, qui constitue l’une des plus fascinantes réflexions philosophiques et psychologiques du livre. Roth le définit comme la « géométrie du malheur », un thème très présent dans ses romans. Dans sa réponse, Levi souligne que le travail en usine aussi l’a « maintenu en contact avec le monde des choses réelles ». Un thème sur lequel il a beaucoup insisté, une sorte de « réalisme » lévien. Il manque aussi la référence de Roth à Joyce et à son « Here Comes Everybody » (« Ils arrivent tous »), qui revient également dans ses livres.

Il y a huit questions et réponses dans ce tapuscrit ; l’une ne figure dans aucune publication, et est seulement consignée qu’ici. Elle concerne l’intérêt de Levi pour la chimie et les vernis. Roth l’interroge sur ses auteurs préférés, sur Thomas Mann. Il cite La recherche des racines, l’anthologie qui n’a pas encore été traduite en anglais et dans presque aucune autre langue, même aujourd’hui, et ne figure même pas dans The Complete Works of Primo Levi  (Liveright Publishing Corporation), édité par Ann Goldstein. L’écrivain américain l’interroge sur les auteurs qui l’ont influencé, ceux qu’il a lus : Eliot, Rabelais, Conrad, Sholem Aleichem, Saint-Exupéry. Levi lui répond que son intérêt pour les vernis a d’abord été dû occasionnel, mais qu’il s’est renforcé par la suite. Et que, selon lui, il n’y a pas de corrélation entre son enthousiasme pour la peinture et celui pour la littérature. Il explique aussi son amour pour Mann. Non seulement pour La Montagne Magique, mais aussi pour Joseph et ses frères,  publié en Italie avant l’interdiction de l’auteur allemand par les fascistes pour ses positions politiques. Son père l’avait rapporté à la maison, et lui, Primo, avait dévoré ce livre. Puis il y a sa passion pour Aldous Huxley: ses livres ont été les premiers que Levi ait lus en anglais; mais il l’a ensuite abandonné quand Huxley a viré au mysticisme. Il continue ensuite à répondre en retraçant la liste des livres et des auteurs cités dans La ricerca delle radici [La recherche des racines : une anthologie personnelle]; Conrad mérite une mention particulière : un modèle dans la confrontation avec la nature amie-ennemie.

La question suivante, en revanche, est présente dans toutes les différentes versions de l’entrevue. Elle creuse le thème des vernis, depuis le moment où Roth est allé visiter la Siva, et ceci, comme il l’explique dans l’introduction aux entretiens publiée dans la New York Times Book Review, est l’un des points importants de l’identité de Levi. Dans la question du tapuscrit, présente dans les deux autres versions, Roth parle de Sherwood Anderson, l’écrivain qui avait travaillé dans une usine de peinture, qu’il avait ensuite quittée pour suivre sa vocation littéraire. Levi déclare qu’il ne le savait pas. Dans la réponse, il cite à la place Italo Svevo, un Juif de Trieste converti au catholicisme. Il parle de Moravia, qui était son parent. Il y a aussi d’autres lignes que Roth n’a pas reprises, qui relient Zeno Cosini à Zuckerman, un personnage de l’écrivain américain. Levi dit qu’entre Svevo et Roth, il y a des points communs. Svevo, ajoute Levi, était directeur d’une usine de peinture appartenant à son beau-père, la Società Veneziani. Le parallèle entre Svevo et Roth ne se trouve pas dans les différentes versions, et la dernière partie sur le rapport entre les fabricants de vernis et les écrivains est raccourcie.

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Conclusions

Que nous apprend cette interview de Roth sur les trois versions que nous possédons ? Tout d’abord, Roth a bien saisi certains des aspects importants de la personnalité humaine et littéraire de Levi. Comme il est dit ci-dessus, tout d’abord l’aspect artistique ; puis ce qui relie cela au travail de chimiste qu’il a fait pendant trente ans et lui a sauvé la vie à Auschwitz. Roth a bien mis l’accent – et c’est la question de départ dans les trois versions – sur la relation entre le dévouement au travail et la timidité. Levi répond que pour lui la timidité ou l’inhibition « était sincère, douloureuse et pesante ; beaucoup plus importante pour moi que le dévouement au travail ». Il ajoute : “Je pense qu’à cette époque, le travail était en fait pour moi une compensation sexuelle plutôt qu’une véritable passion ». C’est probablement à partir de cette même affirmation que commence la  biographie d’Angier, qui insiste beaucoup sur cet aspect.

Un autre point important est d’avoir mis en relation le journal d’Histoire de dix jours (chapitre 17 de Si c’est un homme) avec Robinson Crusoé. Roth semble capable d’entrer dans les replis de la personnalité de Levi. Il y a des moments où Levi dit des choses qu’il n’avait jamais dites auparavant ; il s’est établi une relation de confiance  avec un autre écrivain, juif comme lui. Il parle également du manque d’aventures dans sa vie, très sédentaire dans l’ensemble depuis son retour d’Auschwitz. La phrase prononcée par le frère de Natalia Ginzburg est remarquable :  pour lui l’année à Auschwitz est en technicolor, le reste de sa vie à Turin en noir et blanc.

Les références au judaïsme sont différentes ; elles sont omises dans la publication américaine, en raison, probablement, de la place réduite accordée à l’écrivain dans les pages du journal. Roth a simplifié, mais a également rendu le dialogue écrit plus compact.  Il a supprimé, comme on l’a dit, diverses références littéraires faites par Levi, en particulier l’idée qu’il est un « écrivain de la frontière » qui offrait  une clé d’interprétation intéressante. Sans doute cette image contrastait-elle trop avec celle que les lecteurs américains s’étaient fait de Levi lui-même : l’écrivain de la Shoah. C’est un aspect que Saul Bellow lui-même a souligné dans sa correspondance avec Cynthia Ozick, l’auteur de l’inoubliable The Shawl : Levi était l’un des rares à avoir compris l’Holocauste.

Roth restitue cependant, dans la version recueillie dans les livres, la question sur le judaïsme de Levi, précédemment supprimée, et celle sur les relations entre les Juifs italiens et leur pays. Levi répond que Roth est lui-même une graine de moutarde pour les milieux juifs américains, soulignant ainsi les frictions que l’auteur avait provoquées jusqu’à cette époque – l’année 1986 – à propos de ses propres origines religieuses et culturelles.

De même, l’évocation de la relation entre la chimie et la littérature, comme le montre la longue réponse de Levi à la septième et avant-dernière question,  du tapuscrit intitulé Responses to Philip Roth, est réduite dans la version américaine de la conversation ; tandis que dans la huitième et dernière question du même tapuscrit, Levi répond, comme on l’a vu, en faisant une comparaison entre le personnage de Zeno Cosini dans la Conscience de Zeno, et Zuckerman, en introduisant un thème, la psychanalyse, présent dans Roth mais absent dans l’œuvre de l’écrivain turinois. Sans ignorer Freud, qu’il a également lu, Levi se tient à l’écart de la psychanalyse.

Le thème est encore celui de la relation avec les femmes, comme l’explique Levi lui-même dans le texte dactylographié : Zeno « est embarrassé (mais avec beaucoup plus de pruderie que Zuckerman) dans ses relations avec les femmes ; il souffre de douleurs psychosomatiques ». Ainsi, la dernière question semble renvoyer à la première, au thème de la sexualité. Roth, à partir de  Portnoy et son complexe, en a fait le centre de son propre récit, ce qui, à sa mort, a été largement ignoré au profit d’une lecture plus « politique » de son œuvre,  au vu de la trilogie de la dernière ou avant-dernière période de son activité littéraire (Pastorale américaine, J’ai épousé un communiste, La tache ), ou du moins, peu relevé dans les notices nécrologiques italiennes. Et il est singulier qu’un écrivain comme celui-ci ait été « le frère aîné » de Primo Levi lors de leurs deux rencontres à Londres et à Turin, quelques mois avant le suicide de l’auteur de Si c’est un homme. Comme on le sait, l’exception confirme toujours la règle.

Dans les dernières lignes de Réponses à Philip Roth, barrées dans le tapuscrit, Levi remercie Roth pour leurs conversations et l’estime qu’il lui a manifestée en venant jusqu’à Turin. Il lui rappelle qu’il doit encore tirer un livre de ses expériences en usine, puis il transcrit une phrase du commentaire rédigé par FCS Schiller  sur Snark de Lewis Carroll, en en donnant la version originale en anglais: «  It is a recognized maxim of literary ethics that none but the dead can deserve a commentary, seeing that they can no longer explain themselves or perturb the explanations of those who devote themselves to the congenial, and frequently not unprofitable, task of making plain what was previously obscure, and profound what was previously plain. » Levi lui-même l’a traduit ainsi en italien pour La ricerca delle radici  : « “È una massima riconosciuta dell’etica letteraria che soltanto gli scrittori morti devono essere commentati, visto che non sono più in grado di spiegare se stessi, né di perturbare le spiegazioni di coloro che si dedicano al compito piacevole, e talvolta non privo di utilità, di rendere chiaro ciò che prima era oscuro, e profondo ciò che prima era solo chiaro”.

« C’est une maxime bien connue de l’éthique littéraire que nul, sauf les morts, ne mérite un commentaire, puisqu’ils ne peuvent plus s’expliquer, ni perturber les explications de ceux qui se consacrent à la tache agréable, et parfois fructueuse, de rendre clair ce qui auparavant était obscur, et profond ce qui auparavant était clair. » 

Marco Belpoliti

Original: Philip Roth e le tre interviste a Primo Levi

Traduit par Jacques Boutard

Edité par Fausto Giudice Фаусто Джудиче فاوستو جيوديشي

Traductions disponibles: English 

Source: Tlaxcala, le 2 décembre 2018