Exclusif. Œuvres d’art africaines : un rapport préconise de tout rendre (ou presque) !

Peuvent donc être conservées par les musées français les œuvres acquises « à la suite d’une transaction fondée sur un consentement à la fois libre, équitable et documenté » et celles acquises « avec la vigilance nécessaire sur le marché de l’art après l’entrée en vigueur de la convention Unesco 1970 ».

« Le Point » s’est procuré le rapport Sarr-Savoy sur les restitutions du patrimoine culturel africain, commandé par Emmanuel Macron en 2017. Explosif.

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Bénédicta Savoy  et Felwine Sarr

« Derrière le masque de la beauté, la question des restitutions invite en effet à mettre le doigt au cœur d’un système d’appropriation et d’aliénation, le système colonial, dont certains musées européens, à leur corps défendant, sont aujourd’hui les archives publiques. » Ainsi débute le rapport « sur la restitution du patrimoine culturel africain »commandé par Emmanuel Macron à l’historienne de l’art Bénédicte Savoy et à l’universitaire et écrivain sénégalais Felwine Sarr, et que Le Point a lu en avant-première. Les conclusions, attendues avec « inquiétude » dans les milieux des musées et galeries selon l’Agence France-Presse, doivent être rendues publiques vendredi 23 novembre. Sous-titré « Vers une nouvelle éthique relationnelle », ce texte, au vocabulaire inspiré des « postcolonial studies », mêle expressions sibyllines – il est ainsi question de la charge « auratique » des œuvres – et anglicismes – les 150 experts et acteurs politiques interrogés sont rebaptisés « critical friends » –, rendant le tout un peu jargonneux et donc parfois brumeux. Mais, bien plus que la forme, c’est le fond du rapport – « qui concerne la seule partie subsaharienne de l’Afrique », précise l’introduction – qui devrait provoquer quelques remous.

Objets exposés à Paris au musée du quai Branly – Jacques Chirac, qui compte soixante-dix mille pièces d’Afrique subsaharienne Crédit Ludovic Marin/Agence France-Presse – Getty Images

« Derrière le masque de la beauté, la question des restitutions invite en effet à mettre le doigt au cœur d’un système d’appropriation et d’aliénation, le système colonial, dont certains musées européens, à leur corps défendant, sont aujourd’hui les archives publiques. » Ainsi débute le rapport « sur la restitution du patrimoine culturel africain »commandé par Emmanuel Macron à l’historienne de l’art Bénédicte Savoy et à l’universitaire et écrivain sénégalais Felwine Sarr, et que Le Point a lu en avant-première. Les conclusions, attendues avec « inquiétude » dans les milieux des musées et galeries selon l’Agence France-Presse, doivent être rendues publiques vendredi 23 novembre. Sous-titré « Vers une nouvelle éthique relationnelle », ce texte, au vocabulaire inspiré des « postcolonial studies », mêle expressions sibyllines – il est ainsi question de la charge « auratique » des œuvres – et anglicismes – les 150 experts et acteurs politiques interrogés sont rebaptisés « critical friends » –, rendant le tout un peu jargonneux et donc parfois brumeux. Mais, bien plus que la forme, c’est le fond du rapport – « qui concerne la seule partie subsaharienne de l’Afrique », précise l’introduction – qui devrait provoquer quelques remous.

Le 28 novembre 2017, en déplacement à Ouagadougou , Emmanuel Macron évoquait sa volonté d’œuvrer pour que, « d’ici cinq ans, les conditions soient réunies pour des restitutions temporaires ou définitives du patrimoine africain en Afrique ». Dans la lettre de mission adressée aux auteurs du rapport, il insistait sur « les différentes formes » que pourrait prendre la circulation des œuvres, allant « jusqu’à des modifications pérennes des inventaires nationaux et des restitutions ». De ce courrier présidentiel, Bénédicte Savoy et Felwine Sarr n’ont retenu qu’un terme : « restitutions ». « L’objet du propos est clair : il s’agit de procéder à des restitutions patrimoniales. D’ailleurs, le terme est mentionné à trois reprises dans la lettre », écrivent-ils comme s’ils anticipaient les réactions offusquées de leurs détracteurs à la lecture du rapport, Emmanuel Macron compris.

Emmanuel Macron, Président de la République française, à Ouagadougou, Burkina Faso, en novembre 2017 : ” Je ne peux accepter qu’une grande partie du patrimoine culturel de nombreux pays africains soit en France. Crédit Ludovic Marin/Agence France-Presse – Getty Images

« Toutefois, cette lettre de mission, poursuivent-ils, parce qu’elle évoque à la fois des restitutions temporaires et des restitutions définitives, est porteuse d’une ambiguïté qu’il a paru indispensable de lever très vite. L’expression de restitution temporaire fonctionne à première vue comme un oxymore : elle peut laisser penser que les objets concernés seront restitués pour un temps seulement, c’est-à-dire que leur retour n’aurait pas de caractère définitif. » Impensable pour Sarr et Savoy de défendre une mise en mouvement des œuvres, leur préconisation est nette : « Le présent rapport explore et défend la voie vers des restitutions pérennes. » À leurs yeux, « la circulation n’a de sens que si elle ne se fait pas entre un pôle qui a tout et un autre qui, en comparaison, n’a trois fois rien », raison pour laquelle ils affirment avoir voulu donner à l’expression « restitutions temporaires » le sens de « solution transitoire le temps que soient trouvés des dispositifs juridiques permettant le retour définitif et sans condition d’objets du patrimoine sur le continent africain ».

« Nouveaux rapports culturels »

L’usage même et leur définition du verbe « restituer » risquent de faire débat. « Ce terme rappelle que l’appropriation et la jouissance du bien que l’on restitue reposent sur un acte moralement répréhensible (vol, pillage, spoliation, ruse, consentement forcé, etc.), observent les auteurs. (…) Parler ouvertement des restitutions, c’est parler de justice, de rééquilibrage, de reconnaissance, de restauration et de réparation, mais surtout, c’est ouvrir la voie vers l’établissement de nouveaux rapports culturels reposant sur une éthique relationnelle repensée. » Une vision loin de faire l’unanimité chez les spécialistes du sujet. Dans une tribune publiée sur Le Point Afrique le 19 novembre dernier, Hélène Leloup, historienne de l’art et marchande, rejette l’emploi généralisé de ce mot « impliquant nécessairement une origine frauduleuse » et déplore ainsi que « la question des butins de guerre – liés aux conquêtes militaires de la fin du XIXe siècle – se soit insidieusement élargie à l’ensemble des patrimoines africains ayant quitté le continent sous la colonisation ». Elle rappelle avoir acheté des objets in situ, et insiste : « Dire que ces biens furent pillés ou sous-entendre qu’ils furent mal acquis, c’est d’abord ignorer l’existence de ces marchands africains et de ce marché déjà connu des musées européens. C’est aussi avoir une vision condescendante en insinuant que les Africains ne pouvaient apprécier la valeur de leur patrimoine. »

Mais comment reprocher à Felwine Sarr et à Bénédicte Savoy de teinter leur rapport d’une repentance qui ne dit pas son nom ? En effet, cette demande présidentielle s’inscrit, selon eux, dans la droite ligne des déclarations d’Emmanuel Macron en Algérie sur la colonisation qualifiée de « crime contre l’humanité ». Les restitutions définitives d’œuvres d’art au Bénin, au Mali, au Cameroun ne sont que l’illustration et la reconnaissance du crime. Mais, préviennent-ils, « rendre les objets ne compensera pas la perte incommensurable des réserves d’énergies, des ressources créatives, de gisements de potentiels ».

Restitution partielle et progressive

D’autant que, selon eux, « le processus de restitutions doit être progressif » afin de s’adapter à « l’état de préparation des pays africains ». Et « s’appuyer sur un examen rigoureux de critères historiques, typologiques et symboliques ». Voilà donc les « critères de restituabilité » définis par le rapport : doivent être rendus les objets saisis dans certains contextes militaires avant 1899 (première convention de La Haye codifiant le droit de la guerre), les objets collectés lors de missions scientifiques (sauf témoignages prouvant le consentement des propriétaires), les objets donnés aux musées français par des agents de l’administration coloniale ou leurs descendants (sauf si le consentement du vendeur peut être attesté), les objets acquis après 1960 dans des conditions avérées de trafic illicite.

Peuvent donc être conservées par les musées français les œuvres acquises « à la suite d’une transaction fondée sur un consentement à la fois libre, équitable et documenté » et celles acquises « avec la vigilance nécessaire sur le marché de l’art après l’entrée en vigueur de la convention Unesco 1970 ». Le retour des objets ne signifie pas l’« enclavement identitaire », rassurent-ils, mais « porte avec lui la promesse d’une nouvelle économie de l’échange », les objets devenant « des vecteurs de relations futures ».

« Musée des Autres »

Alors, que restera-t-il dans les musées ? Des départements entiers du quai Branly seront-ils vidés de leurs œuvres ? Les auteurs n’évacuent pas cette inquiétude, à laquelle ils consacrent même un paragraphe dès leur introduction. Évoquant le « réflexe de défense et de repli » suscité par le mot « restitution », ils citent les tensions provoquées par la promesse de Nicolas Sarkozy de rendre à la Corée du Sud les 300 manuscrits précieux provenant d’une expédition punitive de l’armée française en 1866, ou encore la difficulté pour l’Allemagne de restituer aujourd’hui à la Tanzanie le squelette fossile du plus grand dinosaure du monde. Mais à ces craintes passées ou futures Sarr et Savoy ne semblent pas soucieux d’apporter des réponses rassurantes. Bien au contraire. Voici ce qu’ils écrivent sur ce sujet crucial : « Le problème se pose lorsque le musée n’est pas le lieu de l’affirmation de l’identité nationale mais qu’il est conçu, comme le souligne Benoît de L’Estoile, comme un musée des Autres ; qu’il conserve des objets prélevés ailleurs, s’arroge le droit de parler des autres (ou au nom des autres) et prétende énoncer la vérité sur eux. (…) À travers les objets et les récits portés par les collections dites ethnographiques se sont mises en place des représentations contrôlées des sociétés, souvent essentialisées. » Rien ou presque qui vaille d’être conservé, à les lire.

Mais, afin de ne pas laisser ces institutions totalement démunies, Sarr et Savoy proposent quand même « la confection de doubles », dont « la charge auratique serait assurée par des mécanismes de mise en récit ». Ces doubles seront-ils vraiment nécessaires un jour ? À la question du cadre juridique des retours, Sarr et Savoy répondent en esquissant les contours d’une procédure nouvelle supposant la signature d’un accord bilatéral et la modification du Code du patrimoine.

Laureline Duppont

Source:  Le Point, le 20 novembre 2018