La marginalisation de l’Histoire en Italie

La difficulté, c’est de faire comprendre à la politique que rogner le rôle politique de l’histoire signifie aussi contribuer à détruire la cohésion humaine, plus encore que citoyenne, de nos communautés.

La question de l’exclusion de l’option Histoire pour le sujet de dissertation en italien*, proposée par la Commission pour la réforme de l’examen du BAC, a fait une fois de plus émerger le problème, désormais évident, de la perte du rôle central de l’histoire dans la société contemporaine.

Salvini et Di Maio : ils sont en train d’écrire l’histoire !

Il s’agit d’une sorte de déclassement qui se produit aussi bien dans le milieu éducatif que dans celui, plus général, de la formation culturelle de la classe dirigeante et qui pourtant semble en fait nettement en opposition avec la demande d’histoire qui provient d’une partie importante de l’opinion publique. Il semble donc y avoir une distorsion entre l’histoire comme savoir, mémoire, connaissance du passé et l’Histoire comme discipline indispensable à la formation de la sphère publique. L’intérêt croissant du public pour l’histoire voit en parallèle la réduction des heures d’enseignement de cette matière dans les lycées professionnels, la diminution drastique des chaires dans les universités italiennes, et, enfin, la « disparition » de l’empreinte historique de l’épreuve écrite de l’examen du BAC.

Que se passe-t-il ? Il semble que soit en cours une tentative pour marginaliser l’histoire dans le domaine de la culture de la mémoire, de l’érudition d’agrément, de la distraction savante, bref, dans la sphère des intérêts individuels cultivés le plus souvent par les générations les moins jeunes. Si, par contre, nous nous nous tournons vers le domaine du rôle « politique » de l’histoire, nous nous apercevons que c’est une tout autre affaire – non seulement en ce qui concerne les institutions éducatives mais aussi dans la perception de l’importance de l’histoire dans la construction de l’atmosphère publique. C’est ce que révèlent, par exemple dans le secteur de la télévision, le tic consistant à définir comme politologues les historiens, ce qui prouve la plus grande crédibilité d’une expression faisant référence aux sciences sociales, tout comme l’absence des historiens des comités d’experts des Ministères.

Il faut assurément attribuer une partie du déclin du rôle central de l’histoire au niveau institutionnel aux historiens et à leur incapacité à faire face à de nouveaux défis dans une société en transformation. Toutefois, le fait que ce déclin politico-institutionnel n’est pas seulement un phénomène italien est un indice montrant que le problème a des causes bien plus profondes que celles qui renvoient aux erreurs des historiens. Il est impossible de ne pas mettre en rapport une partie d’un tel déclassement avec la phase historique actuelle où a prévalu un système de valeurs qui fait du marché la principale unité de mesure dans tous les secteurs de la sphère publique. La domination incontestée d’une culture basée sur la logique d’entreprise et sur les rendements économiques de toute espèce de production matérielle et intellectuelle ne pouvait pas ne pas laisser sa marque sur la façon de comprendre le rôle de l’histoire.

L’histoire apparaît aujourd’hui comme une catégorie de compétence secondaire, liée à l’érudition et à l’étude d’événements passés et donc pour l’essentiel inutiles. Localisant un des facteurs de la crise du système politique italien dans l’absence d’une classe dirigeante, Piero Gobetti appelait de ses vœux une « nouvelle génération d’historiens », justement pour éviter que la politique se trouve réduite à l’état de simple chronique, c’est-à-dire à l’administration d’un présent privé de futur. La crise de la raison historique comprise comme rationalité « positiviste » qui a suivi la fin de la guerre froide a déclenché une réaction qui a conduit les sciences sociales à prendre leurs distances avec l’histoire et sa complexité, à se spécialiser – découpant des secteurs de plus en plus étroits de compétences techniques – et donc à s’isoler, choisissant la voie de la décontextualisation des problèmes du présent.

On a donc ainsi assisté à une extension de l’effort des sciences sociales pour produire des « lois » prédictives qui, – devant suivre les temps et rythmes d’une transformation sociale fragmentée et syncopée, en cours depuis les années 70 sur la base d’un refus croissant de la fastidieuse et bureaucratique culture du welfare – se trouvent déconnectées d’une réflexion plus large sur le contexte historique. Pour attaquer le pilier culturel de l’État-Providence qui s’était imposé surtout après les désastres de deux guerres mondiales, il était nécessaire de mettre en place un imaginaire de présentification centré sur le conflit entre sphère publique et potentialités individuelles.

L’histoire est lentement devenue une discipline dépourvue de valeur sociale dans la mesure où elle ne répondait guère aux exigences d’une société en quête de simplifications conceptuelles. Le statut de discipline apparemment ouverte, souvent liée aux processus de la mémoire, à la forme narrative littéraire, fait de l’histoire un domaine où la recherche rigoureuse peut facilement laisser place à un bazar fait d’opinions non argumentées, de généralisations, d’anecdotes, d’impressions. L’histoire a renoncé au statut de science justement pour mieux coller à la complexité du réel, à ses contingences imprévisibles. La difficulté, c’est de faire comprendre à la politique que rogner le rôle politique de l’histoire signifie aussi contribuer à détruire la cohésion humaine, plus encore que citoyenne, de nos communautés.

NdE

Le 19 juin 2019, les candidats n’auront plus le choix, pour la dissertation d’italien, qu’entre trois options : analyse de texte littéraire, analyse de texte argumentaire et sujet d’actualité.

Fulvio Cammarano

Original: L’emarginazione della Storia in Italia

Traducido por Rosa Llorens

Editado por Fausto Giudice Фаусто Джудиче فاوستو جيوديشي

Fuente: Tlaxcala, 12 de noviembre de 2018